Les Français sur le repli
La période que nous vivons est marquée par un mal-être général dans la population. L’environnement global apparaît délétère : menaces climatiques et écologiques, affrontements sociaux haineux, séparatismes nationaux, hostilités communautaires et communautarismes agressifs, dégradation économique, conflits armés divers, bureaucratisation pesante, contestation des valeurs et des repères, tensions entre les sexes, affrontements politiques… Chacun ressent différemment le poids de cette situation générale. Chacun, va percevoir préférentiellement certains éléments et réagir selon sa personnalité, à sa manière. Mais cette manière est fondamentalement une défense protectrice. C’est ainsi que beaucoup de personnes se sentent menacées, limitées, voire injustement freinées ou dévalorisées dans la situation qu’elles vivent. Ces ressentis collectifs donnent lieu à des réactions défensives partagées. Ces réactions sont très visibles dans notre société. Je donne quelques exemples bien connus de repli protecteur.
1- Le retrait social
Le syndrome de l’Hikikomori (« le retrait social »), est apparu au Japon dans les années 1990. Les jeunes, traumatisés par les exigences et les insécurités de la vie moderne, se protègent en restant chez eux, couchés dans leur lit le plus souvent, ne voulant plus sortir de la maison (Maïa Fansten, Hikimori, ces adolescents en retrait, 2014). Ce phénomène prend la suite du Bed Rotting (« le pourrir au lit ») qui était déjà décrit dans les années 80. Il était encouragé par les influenceurs des réseaux sociaux qui prônaient le refus du travail qui est toujours une « exploitation ». Ces attitudes, qui se répandent dans les jeunes générations, révèlent le besoin de fuir le monde vécu comme dangereux et impossible à maîtriser. Dans son film « Tanguy » (2001), Etienne Chatiliez nous montre un jeune adulte qui ne veut sous aucun prétexte quitter le domicile de ses parents : les difficultés de la vie hors du cocon familial le poussent à se recroqueviller.
2- La recherche du « développement personnel »
On ne compte plus les ouvrages sur le « développement personnel » : six millions de livres vendus entre mai 2021 et avril 2022 (Revue : « 60 millions de consommateurs »). On ne compte plus non plus les conférences, séminaires et excursions destinés à « se retrouver » pour faire face à la modernité malfaisante. Parallèlement, les séminaires et les stages de découverte : de soi, des plantes comestibles, de la forêt, de la vie authentique, de la « vraie vie » … augmentent et les sectes naturistes-écologiques se multiplient. En ce qui concerne ce développement personnel, les sociologues Edgar Cabanas et Eva Illouz, auteurs de « Happycratie : comment l'industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies » (2018), estiment que cette « science du bonheur » mène souvent à des comportements anti-sociaux et au narcissisme.
3- Le « revivalisme »
En conséquence de la recherche de la vraie vie, voilà donc l’apparition de cohortes de néo-quelque chose : néo-ruraux, néo-éleveurs, néo-artisans, néo-religieux… Il faut les voir, tous ces « revivalistes », dans leur nouvelle vie. Celui qui a quitté la publicité pour faire du fromage, celle qui a quitté l’informatique pour faire des légumes bio, le couple avec deux enfants en bas âge qui a quitté la logistique et le marketing pour faire de l’élevage de chèvres, le cadre d’une société de transports qui a quitté son poste pour faire de la restauration des pierres des monuments anciens… Dans les documentaires euphorisants qui nous les présentent, ils n’ont qu’un seul discours : le bonheur d’avoir trouvé un travail « qui donne maintenant du sens à leur vie ». Ils ne veulent pas voir les nouvelles contraintes et les embûches qui s’imposent à eux. Ce déni est parfaitement normal. Désormais, ils ont un but vital qui efface tout : réussir leur entreprise. Ils ne peuvent pas revenir en arrière. Ils fournissent dorénavant des efforts démesurés pour atteindre ce à quoi ils aspirent, ce à quoi ils ont donné une très grande valeur existentielle. Le sens de leur vie est alors donné par ces efforts et leur nécessaire et constante avancée qui va avec. Ils ont donc retrouvé « l’élan vital ».
4- Les communautarismes
Une autre manière de se replier sur soi consiste à cultiver son communautarisme, c’est-à-dire son identité ethnique ou religieuse. Les enfants et les habitants des cités perdues et sans avenir se referment sur leurs cultures et leurs religions différentes et les défendent farouchement, mêlant ainsi rétractation et agressivité protectrices.
« Il y a une baisse de l’espérance, une absence de perspective, les personnes se crispent et ne peuvent plus se projeter et on en arrive à des périodes d’obscurantisme, de repli sur soi. C’est un grand classique… Toutes les minorités sont à l’œuvre, qu’il s’agisse d’orientation sexuelle, ethnique, religieuse… car il n’y a plus de possibilité de se projeter… le Covid, la crise sanitaire a accentué le phénomène du repli sur soi et chacun veut marquer son identité parce qu’il a peur de se perdre… (cela) passe par des signes ostentatoires liés à la religion tels que le voile chez les musulmanes ou bien l’affichage beaucoup plus soutenu de son appartenance à une tradition chrétienne pour les insulaires (corses)… » Danielle Mattéi, directrice de l’association Alpha, sur France Bleu RCFM (10 janvier 2024).
5- Les mises à l’abri
On trouve un ensemble de personnes qui préparent ou ont préparé des « abris ». Que ce soient des bunkers survivalistes ou des maisons de campagne transformées en refuge ultime avec une cave remplie de réserves en tout genre. Ces maisons de campagne, souvent familiales, ont d’ailleurs déjà été expérimentées comme refuge, pendant la crise du Covid. Des sociétés font de la publicité pour leurs kits d’abris survivaliste de jardin. « Les fabricants de bunkers et d’abris antiatomiques voient leurs carnets de commandes se remplir » (Sud Radio, YouTube, 3,5 millions de vues, mars 2023). Des conteneurs transformés en abris antiatomiques sont disponibles à la vente en Belgique. « Le marché des bunkers de luxe est en pleine expansion », titre le journal « Le Particulier » (2022). La guerre en Ukraine et la pandémie « dynamisent ce marché ». C’est bien la preuve que la peur pour sa survie est à l’origine de cette forme de protection. Les annonces pour les « stages de survie » pullulent sur le Net (plus de 100). Les entreprises opportunistes s’en servent d’ailleurs pour renforcer la cohésion de leurs équipes. Dans les documentaires postés sur YouTube, on voit les stagiaires studieux et anxieux allumer un feu de bois en forêt en frottant deux pierres contre un champignon amadou…
6- Le désengagement social
Le chiffre des abstentionnistes aux élections démocratiques ne cesse de croître : par exemple, ils passent de 12 % en 1974 à 28 % en 2022 pour les élections présidentielles. Les démissions dans les entreprises se développent aussi. 520 000 démissions par trimestre, en 2022, dont 470 000 démissions de CDI (le premier chiffre était de 240 000 en 2015). De nombreux cadres font un « retour sur eux-mêmes » ou, plus prosaïquement, comme nous l’avons vu, « retournent au naturel » : ils font de l’agriculture bio, de l’élevage de chèvres, du tournage sur bois, de la ferronnerie d’art… Ils retrouvent ainsi, disent-ils, dans les reportages télé qui les glorifient : « Le sens de leur vie » (Pascal Bruckner, Le sacre des pantoufles : du renoncement au monde, Grasset, 2022).
En ce qui concerne le désengagement, toujours, 25 % des jeunes de plus de 18 ans ne veulent pas avoir d’enfants (revue PLoS ONE, 2024). C’est la génération « free child ». Ces personnes rejettent les normes sociales et les rôles traditionnels. Elles ont une idée personnelle du bonheur attaché à leur liberté. Liberté menacée par l’environnement actuel. Elles évoquent, pour se justifier, les terribles conditions dans lesquelles vivrait cet enfant : comment éduquer, aider… mener vers l’âge adulte un enfant dans les conditions actuelles de ce monde détraqué ! Bien sûr, il y a une partie de vrai dans cette peur. Mais on ne peut s’empêcher de penser aussi que d’autres facteurs interviennent : en particulier le repli sur soi lié à l’individualisme hédoniste. En effet, élever un enfant, c’est une épreuve, c’est difficile, cela demande de l’abnégation, de l’attention, des efforts… Autant d’activités qui empêchent d’être centré sur soi. Le désengagement est lié au repli sur soi. (Gilles Lipovetsky, L'ère du vide : Essais sur l'individualisme contemporain, 1989).
7- La dépression
En 2021, « 12,5 % des personnes âgées de 18 à 85 ans auraient vécu un épisode dépressif. Les épisodes dépressifs ont connu une accélération sans précédent entre 2017 et 2021 (+ 36 %), en particulier chez les jeunes adultes qui sont la population la plus touchée » (Fondation pour la Recherche Médicale). Les Français sont de très gros consommateurs d’antidépresseurs. « La consommation d'antidépresseurs est de 49,8 cachets pour 1 000 habitants par jour… Plus d'un quart des Français consomme des anxiolytiques, des antidépresseurs, des somnifères et autres médicaments pour le mental, et 150 millions de boites sont prescrites chaque année. » La charge mentale moyenne de l’Homme contemporain a subi une augmentation considérable depuis 50 ans. Des informations de toute nature lui arrivent des médias, des réseaux sociaux, des institutions, de son travail, des autres personnes qui suivent l’actualité galopante… Souvent, il n’est pas équipé mentalement pour trier, hiérarchiser, se préserver, rejeter les informations inutiles. Les débats contradictoires, les critiques toujours faites des uns sur ce que disent ou font les autres, le perturbent. Face à cette charge mentale, l’Homme devient stressé, insomniaque, il somatise, et s’il ne sombre pas dans une addiction (l’alcool surtout : la France se situe au sixième rang parmi les 34 pays de l’OCDE), il déprime en étant pris dans un tourbillon de pensées négatives qui éteignent ses activités. Cette dépression pouvant mener au suicide (qui est alors une fuite ultime devant les difficultés jugées insurmontables).
Conclusion : une société française traumatisée sur la défensive
J’ai seulement évoqué quelques réactions collectives de repli. Il faut noter les nombreuses autres réactions défensives de la société française :
1°) les fuites : les festivités démesurées, le complotisme, les idéologies chimériques, les addictions et les toxicomanies, le changement de vie, l’engagement dans une secte, le départ à l’étranger, les voyages d’évasion, les suicides escapites… ;
2°) les agressions dissuasives : les révoltes, les dépits menaçants, les insultes, les accusations, les lynchages médiatiques, les attaques de boucs émissaires, les attentats indépendantistes, les idéologies agressives, les rejets agressifs… ;
3°) les victimisations défensives : les plaintes en justice, les dénonciations de situation, les revendications protestataires, les grèves de la faim…
Le mal-être et le ressentiment, en tant que moteurs profonds de la vie sociale des Français, provoquent donc ces différents types de défense. Heureusement, il existe, par ailleurs, des réactions dynamiques et positives. De nombreuses personnes et de nombreux groupes se battent pour aller de l’avant, pour sortir de leurs problèmes, pour inventer et innover, pour faire évoluer favorablement les choses… Mais ces réponses constructives sont rarement mises en avant par les médias et les réseaux sociaux qui se nourrissent préférentiellement d’informations calamiteuses.
Comentarios