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Comment naît le sens ?


Introduction

Comment interprétons--nous le monde des faits objectifs qui nous entourent ? Comment se fait-il que rien ne soit parfaitement objectif et que tout soit recouvert des significations que nous projetons ? Nous croyons percevoir des "faits objectifs" et, la plupart du temps, nous faisons des interprétations et nous transformons ces "faits" en fonction de ce que nous dictent de penser la situation et notre état psycho-physiologique.

Un exemple concret

Je prends comme exemple la situation suivante : un homme de 35 / 40 ans se trouve dans le métro vers 17 h. Il se tient à la barre centrale de la plateforme. Il y a pas mal de monde dans la rame. Soudain, il reçoit un grand coup dans le dos.

Première situation

Il se retourne et montre son mécontentement à la personne qui l'a ainsi bousculé. Ce "mécontentement", ce peut être un regard furibond ou une remarque plus ou moins violente.

La conduite de notre homme est tout à fait stéréotypée. Il a une réaction assez banale. Compte tenu du contexte (colonne 3 de notre tableau), et des règles culturelles de l'évitement des contacts physiques et de la politesse courante, il se dit immédiatement que la personne qui l'a bousculé est impolie car elle n'a pas fait attention. La perte d'équilibre qu'elle vient de manifester avec le grand coup donné dans son dos est due à son inattention fautive. Il est tout à fait dans son "droit" de manifester son mécontentement en rappelant ainsi la règle du bien vivre. C'est cette voix interne, issue des règles culturelles, voix qui construit le sens du coup dans le dos. La réaction de notre homme est le "mécontentement". Ce mécontentement peut prendre plusieurs formes. Ceci est plus particulièrement lié à son état psycho-physiologique (et un peu aux règles culturelles de son éducation). Si notre homme est fatigué et que son esprit est très préoccupé d'un grave problème personnel, son "regard furibond" est plutôt plaintif et seulement accompagné d'un grognement. S'il est stressé par le rendez-vous qui l'attend et énervé de cette mission imposée par son patron, son "regard furibond" est vraiment méchant et peut être accompagné d'une remarque désobligeante.

Deuxième situation

Il se retourne et esquisse un sourire à la personne qui vient de le percuter. Ce "sourire", est accompagné d'un haussement des yeux signifiant l'inéluctabilité de la situation.

La conduite de notre homme est encore tout à fait stéréotypée. Il a une réaction assez banale. Compte tenu du contexte (colonne 3 de notre tableau), et des règles culturelles liées à la situation immédiate de transport qui voit tous les passagers déséquilibrés par un freinage brusque. L'homme se dit immédiatement que la personne qui l'a bousculé a été déséquilibrée comme tout le monde. Que ce coup qu'il vient de recevoir est malencontreux et tout à fait excusable. Dans ce contexte, il n'y a pas lieu de s'en prendre à cette personne. La voix interne, issue des règles culturelles, voix qui construit le sens du coup dans le dos, lui dicte de ne pas réagir autrement que par un regard montrant qu'il a tout de même reçu un coup mais qu'il excuse ce coup. La réaction de notre homme est "l'excuse". Cette excuse peut prendre plusieurs formes. Ceci est plus particulièrement lié à son état psycho-physiologique (et toujours aussi un peu aux règles culturelles de son éducation). Si notre homme est fatigué et que son esprit est très préoccupé d'un grave problème personnel, son regard exprime la lassitude : "un coup mal venu alors que je suis si fatigué"... S'il est stressé par le rendez-vous qui l'attend et énervé de cette mission imposée par son patron, son regard sera plutôt du type exaspéré : "je n'ai pas besoin de cela en plus de mon énervement".

Troisième situation

Notre homme venant de recevoir un grand coup dans le dos se retourne et jette un regard méchant à la personne qu'il soupçonne d'avoir fait cela. Ce "regard", est accompagné d'une parole désagréable à l'égard de la personne en question.

La conduite de notre homme est encore tout à fait stéréotypée eu égard à la situation dans laquelle se passe l'action. Il a encore et toujours une réaction banale dictée par la situation dans laquelle il se trouve. Compte tenu du contexte (colonne 3 de notre tableau), et des règles de conduites liées à la situation sociale vécue laquelle voit tous les passagers du wagon ennuyés et exaspérés par une bande de très jeunes voyous. L'homme se dit immédiatement que la personne qui l'a bousculé est un de ces petits voyous qui a fait un geste excessif supplémentaire dont il a été la victime aléatoire. Ce coup qu'il vient de recevoir s'inscrit donc dans la démesure gestuelle irresponsable et provocatrice de ces gamins. Dans ce contexte, face aux autres passagers qui interprètent le fait comme lui, il convient de réagir, les gamins n'étant pas trop dangereux ici, même en bande. La voix interne, issue des règles qui régissent la situation, voix qui construit le sens du coup dans le dos, lui dicte de montrer son mécontentement et de faire une remarque "éducative" et moralisatrice aux gamins. La réaction de notre homme est donc le mécontentement et la remarque. Cette remarque peut prendre plusieurs formes liées à son l'état psycho-physiologique de notre homme. Si celui-ci est fatigué et que son esprit est très préoccupé d'un grave problème personnel, son regard mécontent sera sa seule expression. S'il est stressé et énervé, sa réaction peut être plus violente, pouvant aller jusqu'à menacer ou dévaloriser les importuns. Dans ce cas, nous voyons intervenir un autre élément fort de la situation : la présence de spectateurs qui vont être les juges de la réaction. Comme l'a montré Goffman (1), notre homme ne peut pas perdre la face devant ses juges. Une voix intérieure lui dicte aussi cette conduite.

Quatrième situation

Notre homme, venant de recevoir un grand coup dans le dos se retourne, découvre un aveugle penaud qui cherche à trouver un endroit pour se tenir. Il lui prend la main, se pousse et accroche sa main à la barre qu'il tient lui-même.

Dans ce dernier cas, nous voyons encore une conduite tout à fait stéréotypée eu égard à la situation dans laquelle se passe l'action. La découverte de l'aveugle introduit dans la situation un élément essentiel. Ce nouveau contexte fait que notre homme se dit immédiatement que l'aveugle n'a pas fait exprès de le bousculer (et non de lui donner un coup dans le dos). La présence des passagers pèse aussi sur sa réaction. Dans cette situation idiomatique standard (2), éminemment culturelle et très typique, il se doit d'aider le mal voyant. Il accepte donc le coup dans le dos et prend la main de l'aveugle, quel que soit son état psycho-physiologique car, se dit-il cette personne a besoin de mon aide et non d'une quelconque réprobation qui n'aurait aucun sens.

On pourrait imaginer que notre homme qui reçoit le coup dans le dos soit comme le principal héros d'"Orange Mécanique". La situation, de son point de vue, lui offre une occasion de rejeter les normes sociales et d'effrayer les bonnes gens. Son état interne est nébuleux puisqu'il est sous l'emprise de la drogue. Alors, avec un rictus maléfique, il prend la main de l'aveugle et l'accroche au sac à main d'une dame, qui apeurée en tombe à la renverse...

Genèse du sens

Nous voyons donc que le coup dans le dos prend un sens en fonction du contexte dans lequel il a lieu. Ce sont la situation et les normes sociales qui la régissent qui pilotent essentiellement les réactions de "l'homme qui reçoit un coup dans le dos". L'état psychologique et psycho-physiologique de l'homme interviennent aussi dans une moindre part, dans la forme de ses réponses. Nous retrouvons donc un phénomène bien connu de la psychologie de la perception : à vrai dire, il n'y a pas de perception brute, au sens d'un enregistrement photographique ou d'un autre appareil, de ce que nous pouvons percevoir. Le sujet percevant est tout entier dans sa perception et il projette des logiques qui lui viennent à la fois du sens de la situation pour lui et de son état cérébral.

L'intermédiaire de la pensée et son utilisation

Pour comprendre les réactions de" l'homme qui reçoit le coup dans le dos", nous avons présupposé qu'il faisait un raisonnement, que tout se passait "comme si il se parlait. "Mais, cette personne pourrait faire attention, elle est impolie...", "Mais, je ne peux laisser faire ces voyous sans leur indiquer ma réprobation et ainsi entrainer avec moi les spectateurs...", "Mais, il s'agit d'un aveugle... Je me dois de l'excuser et de l'aider...". Ainsi, "tout se passe comme si", une voix intérieure parlait en nous. Ce serait la "voix de la sagesse" ou du "code culturel", comme l'a montré Roland Barthes dans ses écrits sémiotiques (3). Les logiques projetées par notre sujet sur l'objet de sa perception sont traduites par les principes contenus dans les paroles que nous imaginons.

Ce passage par une parole imaginaire est intéressant car c'est à travers une prise de conscience de "ce que l'on se dit pour réagir comme cela", que l'on peut intervenir sur son comportement et maîtriser ses réactions. Nous verrons cette utilisation dans un prochain article centré sur : "Comment supporter stoïquement une engueulade de son patron (ou d'une autre personne d'ailleurs) ?".

1- Irving Goffman, La présentation de soi, 1973.

2- E. T. Hall, La dimension cachée, 1971.

3- La voix de la sagesse ou du code culturel de Roland Barthes (S/Z, 1970)

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