Un dessin philosophique
Sempé. Couverture interne de "Philosophie magazine". Hors série, automne 2022
La modernité
La modernité nous enserre de partout. Mais, comme nous sommes dedans, nous ne la voyons même plus. Sempé, à travers ses dessins nous fait faire un pas de coté et nous fait percevoir ce que nous ne distinguons plus : notre monde consternant et la désespérance qu’il induit.
Métaphore du débat vital
Voilà un dessin de Sempé qui occupe le dos de la 1ère de couverture du magazine « Philosophie, hors-série : Sempé » (2022) et aussi, en continu, la première page. Il s’étend donc sur deux pages format A4, ce qui en fait un dessin très grand. Il représente le sommet d’une montagne faite de rochers et de crevasses. Le dessin part du bas gauche et monte vers le haut droit. À l’arrière-plan des nuages denses qui ne laissent voir rien d’autres que cette montagne du premier plan. Sur tous les rochers et dans toutes les crevasses de cette montagne, de petits hommes et de petites femmes qui s’accrochent et grimpent. C’est une cohue de petits personnages en costume et robes de ville, tout tendus dans la volonté de grimper. Certains sont tombés dans une crevasse et ne peuvent en sortir. L’un d’entre eux semble décédé dans sa chute. D’autres sont arrivés au sommet d’un mamelon intermédiaire, sans possibilité de rejoindre le véritable sommet. Ils sont assis et contemplent. Ils regardent surtout les autres qui escaladent encore en dessous d’eux en s’aidant ou en se poussant. Le seul qui soit tout au sommet de la montagne est à plat ventre sur le pic trop escarpé pour qu’il tienne debout. Il est arrivé, mais que sa position est inconfortable ! Il peut glisser à tout moment. En dessous de lui un groupe compact de personnes se marchant dessus et regardant vers le sommet proche sans pouvoir faire un pas vers lui tant la pente est abrupte, et eux, serrés comme tout sur leur corniche restreinte.
Tout d’abord, une énorme quantité de personnes, pas du tout sportives, veulent faire le même effort de détente et de recherche du bien-être au même endroit, au même moment. Cela nous rappelle les photos rapportées par les magazines sur les cohortes d’alpinistes marchant à la queue leu leu sur les pentes du Mont Blanc ou de l’Himalaya. Tout le monde veut faire le même exploit touristique, la même ballade, profiter des mêmes villes ou paysages. Le tourisme est désormais partout un tourisme de masse où que nous allions. Sur les sentiers de randonnée, les gens marchent en file indienne, au pas donné par on ne sait qui ; dans les rues des villages « qu’il faut voir », des cohortes de visiteurs déambulent ; à l’entrée des musés, des hordes de curieux patientent… Les personnages de Sempé ne sont pas, quant à eux, de vrais sportifs, ils n’ont aucun équipement approprié : ce sont des promeneurs du dimanche, des amateurs insouciants et inexpérimentés, dont certains d’ailleurs restent coincés dans des crevasses. Ceux-là représentent les milliers de personnes qui sont secourues, chaque année, par les pompiers et la sécurité civile après que leurs imprudences les aient perdues et malmenées comme celui qui parait mort.
Dans une autre dimension du dessin, ces personnages représentent aussi les milliers d’employés carriéristes cherchant à progresser dans la hiérarchie et qui se trouvent bloqués dans un poste sans issue. Ces personnages atteignent des mini sommets et leur victoire est dérisoire : ils regardent les autres grimper. Ils ne se sont même pas libérés de la prégnance de la foule de leurs congénères. Ils n’ont même pas de paysage sublime à contempler et de rêverie à enclencher. Ils n’ont seulement qu’à se dire que, eux, ils sont arrivés. C’est là la métaphore affligeante de la lutte dans la vie professionnelle : celui qui est parvenu à son poste un peu plus haut que tous, regarde les autres se bagarrer pour arriver à son altitude. Certain trépassent d’infarctus lié à leur stress. Le seul personnage qui soit tout au sommet est à plat ventre et peut glisser et tomber. Il représente l’extrémité de la hiérarchie professionnelle, le « chef » suprême dont le pouvoir peut disparaître à tout instant puisque toutes les marches de la course à la suprématie sont consciencieusement savonnées par tous les envieux qui restent. Ce faux puissant, dont on ignore l’inconfort, sera remplacé illico par un de ceux qui se bousculent en dessous de lui.
Allégorie de l’affrontement avec la masse et sentiment de découragement
Ce dessin est donc l’illustration d'un arrière-plan essentiel de notre société. C’est bien ça la vie, se dit-on. Les personnages que nous sommes sont insignifiants par rapport l’immensité des situations et des destins. Et nous nous croyons unique et essentiel ! Notre acharnement obstiné demeure pathétique puisqu’il mène à une fausse victoire, tout en laissant sur le bord du chemin des personnes moins chanceuses. Ce dessin est comme une leçon de philosophie et impose alors un sentiment de fatalité et de découragement.
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