Lors d’une émission télévisée de mars 2022, un honorable professeur d’Université en sociologie est interviewé. Outre ses commentaires sur l’actualité, il énonce « qu’il ne vote pas », « qu’il n’a jamais voté ». Sa justification : il est un « savant » et, il ne faut pas mélanger le savant et le politique (distinction faite par Max Weber en 1917 : « Chaque fois qu’un homme de science fait intervenir son propre jugement de valeur, il n’y a plus de compréhension intégrale des faits »). Bien sûr, ce disant, il se considère au-dessus du monde et des autres Hommes agités par la politique. C’est cette posture qui se veut supérieure que repère immédiatement le philosophe Raphaël Enthoven au grand jury RTL/Le Figaro en désignant les abstentionnistes comme des «snobs» qui refusent de mêler leur opinion à celle des autres. Remarquons effectivement que lorsqu’un sociologue explique être un savant, grâce à la hauteur qu’il prend, il déconsidère tous les autres sociologues qui viennent sur les plateaux télé évaluer les actions de tel ou tel gouvernement.
Mais, ce faisant, ce sociologue confond volontairement le jugement des actions politiques (que ne doit pas faire le savant qui se contente d’expliquer), avec l’engagement normal de tout citoyen dans la vie de sa cité. Autrement dit, il s’enferme dans un seul rôle qui lui plait, celui de contempteur de la société. Il fait preuve d’une certaine psychorigidité, comme si la vie quotidienne n’exigeait pas de nous que nous ayons plusieurs rôles dont nous jouons tour à tour en fonction des circonstances : professionnel et père ou mère de famille, chef d’équipe et sportif du dimanche, voyageur et défenseur de l’environnement … Comme si, lui-même n’était pas à la fois un chercheur et un enseignant, un gestionnaire de ses biens et un consommateur avisé, un époux et un ami pour d’autres …
L’abstentionnisme
Se positionner à côté ou contre la société telle qu’elle est, devient une posture de plus en plus répandue : par exemple, près de 35% des Français ne vont sans doute pas voter aux prochaines élections (mars 2022). Cette posture, comme celle de notre universitaire, est d’abord un acte de mise à distance, puis, c’est aussi un acte de défiance envers la société à laquelle on ne veut pas prendre part. Cette posture commode apporte de multiples avantages qui permettent de constituer une typologie.
Typologie des abstentionnistes
Les accusateurs
Fondent leur abstentionnisme sur la désignation des Hommes politiques et autres responsables comme boucs émissaires, responsables des dysfonctionnements sociaux : « tous pourris », « tout politicien doit être jetable », « de grands discours, aucun effet », « tous copains et coquins », « des professionnels de la magouille », « toujours les mêmes qui se servent », « ils s’en mettent plein les poches », « ils l’ont voté, ils l’ont volé » … Ainsi, le citoyen incertain se dédouane de ses propres responsabilités : ce sont les autres, ceux qui sont aux affaires, qui sont fautifs. L’abstentionniste ne veut pas comprendre qu’il prend nécessairement une part à travers sa passivité au le fonctionnement de son entreprise ou de la société. Les idées de démocratie représentative ou de compétences acquises n’ont plus de sens (chaque parole, chaque action se valent).
Les simplificateurs-moralisateurs
Fondent leur abstentionnisme sur leur volonté de s’affranchir des efforts de compréhension de la complexité du fonctionnement d’une société démocratique pour réduire cette société à des slogans dévalorisants qui se veulent moralisateurs : « société du gaspillage (il faut en sortir) », « bureaucratie de fonctionnaires (il faut s’en défaire) », « société libérale (il faut d’autres règles) », « société inégalitaire (la richesse ne doit plus aller aux seuls riches) » … Les populismes actuels se servent de cette paresse intellectuelle pour prospérer sur des slogans simplificateurs : « les gens de qualité veulent l’égalité pour tous », « le rejet des lois, c’est la réponse légitime à l’élitisme liberticide », « la désobéissance civique est une défense nécessaire des opprimés », « au nom du peuple, il nous faut un capitalisme national », « le peuple et sa volonté, c’est nous ». Le mythe rédempteur de la vie sereine, en dehors de toute organisation sociale génératrice de contraintes et de violences systémiques est tenace, depuis Jean-Jacques rousseau (1740).
Les individualistes
Fondent leur abstentionnisme sur la nécessité de se concentrer sur leurs propres problèmes existentiels et justifient ainsi leur détachement égoïste : « à mon échelle les choses ne vont pas changer, autant continuer mes propres affaires », « aucun candidat ne propose des dispositions répondant à mes attentes personnelles », « quoique l’on choisisse, les choses iront comme d’habitude ou de mal en pis » … On trouve beaucoup cette attitude chez les jeunes qui sont engagés dans la résolution immédiate de problèmes existentiels nécessitant toute leur attention. Ce sont là les expressions variées du sentiment de l’impuissance face au fonctionnement de la société. Cela permet d’éluder la nécessité citoyenne de l’engagement réfléchi se fondant sur un possible mieux collectif (mais, dans ce cas, le mieux collectif ne fait pas parti du raisonnement).
Les justiciers-légitimistes
Fondent leur abstentionnisme sur leur droit légitime de ne pas respecter les règles sociales puisque qu’ils ne participent aucunement à ces règles faites par d’autres et pour d’autres : « tant d’autres trichent (et ceux du sommet, plus que les autres), j’ai donc le droit de frauder », « l’Etat étant prédateur, vivons à ses crochets », « d’où sortent ils leur argent ceux-là ? (le travail des autres n’est pas pris en compte) », « frauder l’Etat, ce n’est pas frauder », « voler une banque, c’est juste reprendre ce que les banquiers nous volent », « je ne respecte pas cette règle ; je ne fais de mal à personnes ainsi », « la liberté n’a pas de prix » (slogan de Free), « ni Etat, ni patrons, démocratie directe »… C’est l’idée individualiste très répandue chez les divers borderline sociaux pour qui toute limitation de la liberté personnelle totale est globalement liberticide.
Les dénonciateurs
Fondent leur abstentionnisme sur la dénonciation de la non légitimité des élus, de ce qu’ils représentent et de ce qu’ils décident : « être élus à 35% sur 55% de votants, c’est être élu à 15% (et même pas avec ma voix), quelle représentativité ? ». C’est alors que l’on a le droit absolu de ne pas être d’accord, de descendre dans la rue pour montrer ses divergences de vue, d’exhiber sa colère autorisée en attaquant des symboles de l’oppression subie… C’est alors qu’on a le droit de demander de la démocratie directe, des référendum populaires…, comme si, dans ces cas, il y aurait davantage de réflexion, plus de consensus, moins de manipulation communautariste…
Conclusion
Nous avons 5 dimensions à notre typologie. Comme ces dimensions peuvent se combiner entre elles (un abstentionniste peut participer d’une ou de plusieurs de ces dimensions), nous avons 5 ! (qui se lit : factorielle 5 = 1x2x3x4x5 = 120) genres possibles d’abstentionnistes.
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