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La tyrannie des faits divers

Un suicide raté au 20ème siècle


Voici une anecdote rapportée par Giorgio Nardone (Stratégie de la thérapie brève, 2000). Nous sommes en 1930, à Vienne.


« Un homme, voulant se suicider se jette d'un pont dans le fleuve. Parmi les personnes qui le regardent se débattre dans l'eau, il y a un gendarme. Celui-ci, au lieu de lui porter secours, prend son fusil, le pointe sur l'apprenti au suicide et lui crie : « sors de là ou je tire ». L'homme se mit à nager et il sortit de l'eau abandonnant l'idée de suicide ».


Nardone nous dit que cette anecdote « bizarre » illustre le principe la thérapie systémique. Mais il n’explique pas le phénomène et nous laisse sur notre interrogation. Si nous sommes habitués à la systémique des relations nous pouvons expliciter le processus qui transforme la volonté de suicide de l'homme en refus du suicide, menant même à une fuite.


Analyse systémique du suicide raté


La situation de départ, pour les personnes sur le pont et qui regardent, est une situation de surprise et de volonté d'assistance. Cette situation est créée par deux rôles clés : le rôle du « malheureux qui veut mettre fin à ses jours » et le rôle de tous les spectateurs qui est un rôle de « personnes assistant à un drame et qui moralement doivent intervenir mais ne peuvent pas physiquement ». Dans une telle situation la norme sociale présente pour les spectateurs est une norme d'aide et de secours à porter.


L'action du gendarme construit une tout autre situation en introduisant un nouveau rôle, en changeant la norme d'aide et en transformant le rôle du candidat au suicide. Pour le gendarme il n'est pas question de porter secours à quelqu'un qui veut se suicider : c'est tout à fait contraire à la religion catholique en ce début du 20ème siècle empreint de religiosité. Le suicide constitue un crime condamné par l'Église. Son rôle est d’empêcher un tel crime. Par son action de menace, le gendarme fait apparaitre brutalement cette situation de crime répréhensible. La norme n'est plus de secourir, elle est alors de sanctionner un acte criminel (d'où la menace avec le fusil). Par ailleurs, l'homme qui tente de se suicider n'est plus un « malheureux qui veut mettre fin à ses jours », il est devenu un délinquant. Cet homme, imprégné de la culture ambiante, comprend immédiatement son nouveau positionnement dans la nouvelle situation. Il sort rapidement de l'eau, renonce à son suicide et s'enfuit sans doute couvert de honte.


Dans la compréhension systémique des phénomènes, le comportement de tout membre d'un système de relations peut être modifié par le comportement d'un autre membre du même système. Dans notre cas, le rôle du gendarme : « spectateur devant porter secours à un candidat au suicide » est transformé, par lui-même, en un rôle de : « représentant de l'autorité morale scandalisé par une action en dehors des normes ». En conséquence, le rôle de candidat au suicide devient, corrélativement, le rôle du délinquant honteux.


Les réactions à la même scène de nos jours


Il est amusant d’imaginer ce qu’il se passerait si une même scène se déroulait de nos jours. L’unanimité des spectateurs -hormis le gendarme- lors de la scène se déroulant en 1930, ne serait absolument pas de mise. Examinons les diverses réactions qui seraient provoquées.


Un sous-groupe de jeunes s’interpellerait et tous sortiraient leurs portables pour filmer la scène afin de l’envoyer à leurs connaissances pour montrer qu’ils vivent quelque chose de fort. Le sort de l’homme se débâtant dans les flots impétueux du Danube serait tout à fait secondaire. L’important, pour eux, est de montrer qu’ils vivent quelque chose de vraiment excitant.


Les membres d’un autre sous-groupe seraient scandalisés par la tentative de suicide se déroulant sous leurs yeux. Non pas qu’ils plaindraient l’homme infortuné poussé au suicide par ses malheurs, mais qu’ils verraient immédiatement les dommages que sa mort pourrait entrainer sur la faune et la flore du fleuve. Son sang, ses excréments et sa chair déchiquetée pollueraient la rivière. L’important, pour eux, est de sauvegarder à tout prix la mère nature mise à mal par les humains.


Un troisième groupe, ne serait pas focalisé sur le suicidé lui-même mais serait happé par l’intervention malveillante du gendarme qui pointe son fusil. De quel droit cette menace violente ? Pourquoi une telle autorité se permet-elle d’intervenir à l’encontre de la liberté d’un citoyen ? Ce groupe de personne s’en prendrait physiquement au gendarme, lui arrachant son fusil et le tabassant le plus possible de coups de pieds et de poings. L’important, pour eux, est de s’opposer aux actions de toutes les formes d’autorité afin de mettre en échec tous les représentants de la dominance des puissants.


Un quatrième groupe, très minoritaire, se sentirait interpelé par la puissance divine qui met cette scène sous leurs yeux. Ils tomberaient à genoux et entameraient un chant à la gloire de Dieu. « Alléluia Seigneur, tu nous rappelles que nous sommes mortels, accueille ton serviteur qui vient vers toi en ce moment ». L’important, pour eux, est de préparer leur entrée au paradis en prient et louant Dieu.


Il faut aussi imaginer que cette scène serait rapportée dans les médias : non seulement sur les réseaux sociaux grâce aux membres de notre premier groupe, mais aussi à la télévision sur les chaines d’information en continue qui sont friandes des « faits de société qui parlent ». Des experts, réunis autour d’un présentateur donneraient alors leurs doctes analyse de l’événement. Un sociologue de gauche, statistiques à l’appui, déplorerait la montée de la désespérance sociale dans notre univers capitaliste qui a perdu ses points de repère ; un député d’extrême droite, lui répondrait en précisant que la perte des points de repère est accélérée dans notre société par l’arrivée massive d’immigrés qui n’ont pas notre culture et qui cherchent à imposer la leur en détruisant ce qui fait notre « vivre ensemble » ; une journaliste ayant fait des reportages dans les cités, statistiques de chômage à l’appui, incriminerait la politique de la ville et la politique de l’Éducation Nationale qui depuis trois mandats présidentiels délaissent ces populations…


Alerté par tout ce remue-ménage médiatique, un procureur de la république, vidéo capturée sur internet, à l’appui, ferait ouvrir une enquête judiciaire pour « menace de mort avec arme, envers un citoyen, par un représentant des forces de l’ordre ». Les syndicats de policiers monteraient au créneau pour défendre leur collègue en arguant que le suicidé a finalement été sauvé par l’intervention… Le ministre de l’Intérieur serait obligé de prendre la parole pour expliquer que la police des polices a été chargée d’une enquête approfondie…


La bouillabaisse des valeurs


Autrefois, une homogénéité sociale autour de normes partagées. De nos jours, à chacun ses règles, sa vision, la définition des choses qui ont de l’importance, la justification de ses actions … L’individualisme outrancier semble bien mener à la bouillabaisse des valeurs.

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