Le "toujours plus" comme surcompensation d'un complexe d'infériorité

Ceux qui courent toujours après le toujours plus de quelque chose sont très nombreux autour de nous. Il est intéressant d'examiner le mécanisme de leur motivation perpétuelle.
1- La formation du complexe d'infériorité
Alfred Adler (Le sens de la vie, 1933) a fait du "complexe d'infériorité" un des éléments essentiels de la personnalité des individus. Ce complexe est issu du sentiment d'infériorité que tous les enfants du monde ressentent dans la vie affective de leur enfance. Dans sa petite enfance, en effet, l'homme est faible, vulnérable et démuni face aux éléments de son environnement. Il développe alors naturellement ce sentiment d'infériorité : il n'est pas capable de faire correctement face aux différentes puissances qui sont autour de lui.
Mais, en même temps, nous dit Adler, ce sentiment est la source normale de réactions de compensation : l'enfant cherche à dépasser cette situation d'infériorité dans laquelle il se trouve. Cette "volonté de puissance" est alors à la base de projets de dépassement de l'infériorité qui est oubliée dans de véritables réalisations. L'enfant s'ouvre au réel, au social et il trouve des moyens pour développer la confiance en lui.
Lorsque ce développement normal est bloqué, les sentiments d'infériorité se fixent. Ils deviennent un "complexe d'infériorité". L'enfant devenu un homme a alors toujours en lui la certitude de ne pas être à la hauteur, d'être incapable de faire les choses..., ceci associé à la croyance qu'autrui le juge, le méprise et se moque de lui. Dans sa forme de base, le complexe d'infériorité mène à des conduites d'évitement des contacts, d'abaissement volontaire de soi, de fuite dans la rêverie, de paralysie des actions, de timidité...
Pour se sortir de cette impasse relationnelle dans laquelle le met son complexe, l'homme peut aussi mettre en place différents mécanismes de défense qui visent à annuler les effets du complexe. Adler et d'autres psychologues parlent alors :
1°) des compensations : invention de rôles fictionnels de puissance, maltraitance d'animaux, humiliation de plus faibles...,
2°) de surcompensations : affichage d'un air de supériorité, vanité mise dans des possessions, recherche incessante de challenges nouveaux, de compétitions à gagner, déconsidération permanente des autres...,
3°) des sublimations qui sont des transpositions de l'infériorité dans un domaine socialement et intellectuellement acceptable : recherche de la pauvreté absolue, sacrifice de soi dans des métiers de soins ou de protection des autres...,
et enfin on trouve,
4°) des rationalisations défensives ou négations actives du complexe : toujours parler avec un sourire sarcastique. prendre un air hautain et sur de soi, carapaces sociales fondées sur des attitudes de certitude...
2- La surcompensation du complexe : exemples
L'handicapé qui devient champion universitaire
Anthony Robles, victime d'une malformation, né sans jambe droite, a remporté le Championnat universitaire américain (NCAA) de lutte, en 2011 à Philadelphie, terminant sa saison invaincu dans la catégorie des 125 livres (56 kg). Vous imaginez les efforts, les sacrifices et les entraînements que cet athlète handicapé a dû faire pour arriver à ce résultat.
Le petit raté qui devient un génie de la prothèse
Paul est le cadet de sa fratrie. Il a juste un frère de 10 ans de plus que lui. Ce frère travaille bien à l'école, est calme, donne entière satisfaction aux parents... Paul est plus turbulent. Il fait sans arrêt des bêtises qui lui valent des punitions à l'école et des sermons faits devant son père, professeur à la faculté de médecine, au poste de police pour les dégradations qu'il fait en ville. On peut déjà voir dans le comportement de Paul une compensation de son complexe d'infériorité par rapport à son frère aîné qui a toute l'admiration de la famille. Par sa turbulence, il cherche à attirer l'attention de la famille sur lui. Mais sa stratégie ne marche pas.
Son frère passe son bac brillamment et entame des études de médecine pour devenir chirurgien orthopédiste et suivre les brillantes traces de son père. Paul échoue plusieurs fois au bac et après l'avoir péniblement obtenu, décide de quitter sa famille -au grand soulagement de celle-ci et se fait recruter comme ouvrier mécanicien dans un garage de la ville. Il faut dire que Paul a le virus de la mécanique. En vacances, chez ses grands parents, il montait et démontait des moteurs de mobylettes, de motos et même de voitures, appartenant à ses copains. Le jardin était encombré de pièces de moteur. Bien sûr, avec des pièces détachées, récupérées ici ou là, il s'était construit un buggy et faisait des courses dans les dunes et sur la plage. Il se faisait réprimander par la police pour ses poursuites interdites.
Par un des hasards de la vie, Paul s'est trouvé un jour à bricoler, pour la réparer, une prothèse du genou. Il en comprend vite le mécanisme, fabrique une pièce et la montre en état de marche à un ami de la famille, chirurgien. Celui-ci lui donne d'autres prothèses à réparer et l'embauche dans son atelier de fabrication. Paul rencontre (comme par hasard) une femme chirurgien orthopédiste dans une clinique et se marie avec elle.
Paul devient le patron d'une entreprise de fabrication de prothèses en tout genre. Chaque année il en fabrique davantage et agrandit ses ateliers. Il embauche des commerciaux, prospecte et vend dans toute l'Europe. Il vise désormais à conquérir tous les continents...
L'apothéose de sa réussite vis à vis de sa famille survient lorsque Paul réussit à faire en sorte que sa femme chirurgien orthopédiste fasse une conférence sur le mécanique d'une nouvelle prothèse de la hanche qu'il a inventé au colloque annuel organisé par la faculté de médecine où son père et son frère détiennent des chaires d'orthopédie.
3- Réflexion sur ces histoires de vie
Tout le monde n'a pas la chance d'être fortement infériorisé par ses parents ou sa famille dans son enfance. Je dis la chance, puisque finalement cela fixe définitivement le sens de la vie en donnant une motivation unique et forte pour surpasser les autres. Ainsi, pas de problème de recherche d'identité et de réalisation de soi. Peut être aussi est-il heureux que bien d'autres personnes trouvent à se réaliser plus tranquillement sans à tout prix vouloir s'affirmer dans une surcompensation excessive.
Mais il ne faut pas négliger l'importance de l'acquisition dans la population de ce complexe d'infériorité et de la forme défensive de surcompensation qui va avec. En regardant autour de soi on peut repérer de très nombreux individus qui veulent en avoir toujours plus : du point de vue des possessions d'objets, de propriétés, de réalisations, de la notoriété, de la richesse, du pouvoir, des réussites, des relations, de la position sociale, de l'infériorisation des autres, des extravagances... Ces individus sont travaillés par leur recherche perpétuelle d'une surcompensation qui ne peut jamais être définitive. Ils ne sont pas malheureux : ils vivent le dépassement de leur complexe. Ils sont réjouissants : ils nous donnent le spectacle permanent de leurs débats avec une finalité existentielle qu'ils ont eux-mêmes construit.