Effets de sens de notre culture

Le people est une des figures emblématiques de notre temps : il représente ce qu’il faut être. Tous les professionnels cherchent à se montrer pour faire valoir leur mérite, leur liberté, leur originalité et leurs autres qualités différentielles. Ce phénomène est lié aux vulgates idéologiques de notre temps qui sont largement diffusées par les médias.
1- La source du jugement de valeur
La valeur est une signification donnée aux éléments du monde qui sont évalués. Le résultat est un jugement du genre : « ces éléments ont de la valeur ». Ce qui importe donc, c’est ce qui constitue l’arrière-plan du jugement : le « référentiel ». On sait bien que si l’on change le référentiel, l’action ou la chose jugée, prendront des valeurs différentes. Que l’on pense aux référentiels culturels différents que les différents peuples possèdent. Ces référentiels leur font « voir les mêmes choses » tout à fait différemment. Un oriental musulman, ne jugera pas de la même manière qu’un occidental chrétien, une soi-disant : « belle publicité pour un sous-vêtement féminin ».
Le jugement est une donation de signification du genre : « ceci est bien », « ceci est beau », « ceci est bon ». Ces significations ne reposent pas au plus profond des actes et des choses. Les actions et les éléments du monde ne portent pas leurs « valeurs » en eux-mêmes. Ces significations sont des constructions intellectuelles que les hommes font spontanément en ayant, en arrière-plan de leur pensée, un « référentiel », c’est-à-dire une table de valeurs, de normes, d’enjeux et de positionnement, table a priori acceptée par eux. Une signification émerge toujours d’une mise en relation de quelque chose avec un arrière-plan évaluatif.
Si des philosophes ont pu déterminer des définitions universelles du bien, du beau et du bon, ils l’ont fait en référence à une grille de valeurs qu’ils posaient comme intangibles, invariantes et universelles. D’autres philosophes, d’ailleurs, n’ont pas manqué de dénoncer ces jugements comme étant des jugements « de classe », « d’idéologies » ou « culturels ». Ce qui voulait bien dire que, derrière les analyses proposées, il y avait un référentiel implicite que l’on pouvait mettre en cause.
Nous allons expliciter notre référentiel culturel banal et contemporain et nous en servir pour analyser la prégnance du modèle du people.
2- Le référentiel contemporain dominant
L’accord des penseurs actuels se fait largement sur ce référentiel. Il est composé d’une vulgate des grandes idéologies dominantes de notre temps : l’individualisme, le libéralisme, le matérialisme et le relativisme. On pourra toujours objecter que, de ci, de là, quelques valeurs opposées et différentes sont portées par quelques hommes et groupes. Il n’en reste pas moins qu’il compose le fond culturel de référence de la quasi-totalité des individus appartenant au monde culturel occidental.

Au vu de ce tableau, on peut dire que, de nos jours, on a assez tort de penser que les valeurs disparaissent et s’effritent. Nous avons bel et bien un système de valeurs de référence fort. Il est tellement partagé et accepté qu'il en devient invisible. Ce système élimine d’autres valeurs, et notamment les valeurs gravitant autour de la solidarité.
3- Caractéristiques du référentiel
La cohérence interne
On peut faire un certain nombre de remarques sur ce système de référence. Tout d’abord, il est assez homogène. Il n’y a pas de contradiction interne majeure. Ainsi, par exemple, l’enjeu de « ne pas avoir à tenir compte des autres », trouve bien à s’accommoder du positionnement : « être respecté pour ses richesses », en effet, un tel positionnement demande que l’on tienne un minimum compte des autres et pourrait s’opposer à l’individualisme. Mais la course aux richesses matérielles permet la distinction individualiste dans le jeu libéral du refus des contraintes. La flambée des oligarques russes et des milliardaires de tout genre (les 1% de personnes qui accaparent 42% des richesses du monde), par exemple, s’explique bien dans ce système de référence. Dans un contexte nouveau de libéralisme économique soudain, les valeurs de l’individualisme (c’est moi qui compte d’abord), du matérialisme (seules comptent les richesses matérielles) et du relativisme (ce que je fais a autant de valeur que tout le reste), fabriquent nécessairement ce type de personnages. La cohérence interne de ce référentiel est une grande partie de sa force.
Sa force d'exclusion
Par sa force, ce référentiel rend impossible l’existence d’autres valeurs et normes : le respect de l’autorité (qui exige que l’on accepte un autre plus légitime et que l’on respecte des contraintes), la civilité (qui exige que l’on tienne compte des autres), l’affabilité (pour la même raison, remplacée par l’agressivité du fait de l’extension de la sphère privée -du territoire identitaire- au domaine des habitudes culturelles). La « loyauté », par exemple ne peut, non plus, y trouver sa place. Être « loyal », en rapport avec ce référentiel, cela fait « ringard » et réactionnaire car désormais il faut savoir s’affirmer et être indépendant. On voit de temps en temps apparaître des hommes qui portent des valeurs des temps anciens. Ils ont le charme désuet de la ringardise. Ils prêtent à sourire. Ils sont plaisants pour cela. Les pauvres, ils y croient !
Le référentiel, comme tout référentiel, a une force propre d’exclusion des valeurs qui pourraient le mettre à mal. La « solidarité », par exemple encore, ne peut être qu’une tactique momentanée, utilisée pour servir des intérêts matériels et individuels. La « solidarité » est ainsi attaquée par le relativisme qui sélectionne, pour l’évaluer, tous les échecs historiques des mouvements de solidarité humaine. Il est assez curieux que les valeurs de l’individualisme ne soient pas aussi neutralisées et néantisées par le relativisme. Mais il faut bien voir qu’il y a une alliance subtile entre l’individualisme et le relativisme. Le relativisme permet l'individualisme. Cela veut dire que le relativisme critiquant tout, fait nécessairement le lit des positionnements personnels sur toutes choses. La solidarité, quant-à elle, exige que l’on partage et que l’on accepte le point de vue du groupe. La critique forcenée et le désengagement toujours recherché, mènent à un isolement. Cet isolement, dans le référentiel dont nous parlons, est nécessairement valorisé. Relativisme et individualisme travaillent ensemble et se renforcent mutuellement.
Il nous faut enfin signaler que ce référentiel est actuellement soumis à des forces culturelles nouvelles venant de l’écologisme (primat des droits de la nature, critique des modes de vie contemporains). Les valeurs, les normes, les enjeux, les positionnements…, de l’écologisme ont des chances de pouvoir s’insinuer dans ce référentiel, car ils sont compatibles avec les éléments de ce référentiel. L’écologisme est d’abord un matérialisme (condamnation de l’homme et sauvegarde de son environnement naturel initial). L’écologisme est ensuite un relativisme (critique du développement humain, critique sociétale et politique, critique de la science). L’écologisme se rapproche d’un libéralisme « naturel » (les seules contraintes acceptables sont celles données par la nature, toutes celles inventées par les hommes doivent sauter). L’écologisme mène donc à l’individualisme (chacun a sa manière propre de juger les dégâts de la société de consommation, de proposer de nouvelles règles de vie protégeant la nature et encadrant les activités humaines). Les multiples « mouvements écologiques » et les homériques disputes internes aux partis politiques dits écologiques, illustrent parfaitement ce débouché sur l’individualisme du système de valeurs écologiques. À la limite, on pourrait dire que l’écologisme semble parfaitement soluble dans le référentiel dominant actuel et qu’il va apporter un sous-thème s’inscrivant dans le primat des causes matérielles (qui est le premier thème du matérialisme) : le primat des causes naturelles.
4- La valorisation du modèle du people
Le "people"
Le people est évidemment une des figures emblématiques de notre temps : il représente ce qu’il faut être. La vie sociale, d’ailleurs, disent les sociologues se « peopolise ». Les médias, évidemment aident à cela. Mais n’oublions pas que les médias ne font que refléter notre société. Ils surfent sur le fait que les artistes, les cinéastes, les chefs d’orchestre, les architectes, les grands couturiers, les politiques, les sportifs, les journalistes, les commentateurs, les chefs d’entreprises, les écrivains, les philosophes, les professeurs, les chercheurs, les gourous, les responsables de tout poil et de tout calibre…, cherchent à se montrer pour faire valoir leur mérite, leur liberté, leur originalité… et leurs autres qualités différentielles de la masse. Les énormes succès, dans tous les pays occidentaux, des castings de recrutement pour les émissions de télévision du type : "The Voice", « Graines de stars », « Stars Académie », "Danse avec les stars", « Votre incroyable talent »…, est là pour témoigner de la force d’attraction du modèle « people ».
Ces gens-là (les people), ne font qu’utiliser les outils que la société leur offre. Dans les interviews dont les journaux nous abreuvent, puisqu’ils sont des modèles implicites servant à tous, ils soulignent leur plaisir personnel (ils font vraiment ce qui leur plait), leurs avantages matériels (ils possèdent des choses que les autres ne peuvent avoir), leur esprit critique avancé (ils ne sont dupes de rien), leurs goûts originaux qui font d’eux des êtres à part (ils n’ont pas peur du ridicule puisqu’ils portent leurs valeurs qui sont aussi valables que toutes les autres).
Les people les plus valorisés sont ceux qui incarnent tous les éléments du référentiel et qui proclament cependant leur attachement à un élément qui vient en contradiction avec ces éléments. Ainsi en sera-t-il du philosophe ou de l’artiste complètement people qui s’engage à fond pour une cause ou qui revendique son origine sociale très modeste. Chacun transgresse alors la norme du détachement nécessaire mais se coule dans la norme de l'individualiste qui se distingue de la masse des autres peoples. L’effet est encore plus fort si la cause est une cause sociale, politique ou écologique (un groupe de misérables abandonnés, un groupe d’ouvriers en difficulté, un groupe de gens spoliés, un groupe de malades trompés, un groupe d’opposants maltraités, un groupe de migrants affamés, un groupe culturel ou religieux ostracisé, une population animale maltraitée, un territoire naturel saccagé…). L’engagement pour la cause plait aux foules parce qu’il introduit une dissonance intéressante dans le modèle type. Elle rend le porteur du modèle atypique et « plus humain ». Les journalistes sentent cela et recherchent de tels people. Ce que ces braves admirateurs ne savent pas, c’est que la plupart du temps, le people en question, utilise ce démarquage, volontairement, pour accroitre sa visibilité sociale et renforcer son positionnement d’être « au-dessus des autres » et différents.
Les compétitions omniprésentes
La fusion de l'individualisme, du libéralisme, du matérialisme et du relativisme dans un même système culturel sous-jacent est à la source des compétitions en tout genre et des nombreuses cérémonies de récompense. Il n'est pas un domaine des activités humaines qui n'ait ses compétitions entre experts et spécialistes patentés : des experts du jardin bio aux experts du livre économique en passant par le meilleur pâtissier ou le meilleur joueur vidéo, tout existe. Nous sommes loin des seules compétitions sportives classiques. Les cérémonies de remise de prix sont liées à ces compétitions et sont infiniment nombreuses et donnent lieu à des spectacles très prisés. On est loin de la palme d'or du meilleur film à Cannes. Les "Nobel", les "Awards"; les "Oscars", les "César", les "Lions", les "Trophées de ...", les "médailles d'or", les "Golden prize", les "Concours" de Miss ou de Bodybuilding..., vont de pair avec les festivals et les jurys de spécialistes : le prix des Lycéens, les prix des jeunes talents musicaux... Des confréries, des communautés virtuelles d'experts, de joueurs, de collectionneurs, des corporations..., se créent tous les jours et délivrent leurs propres médailles. Les entreprises organisent aussi leurs propres compétitions entre leurs clients ou leurs partenaires avec des logiciels spécialisés intégrant de l'intelligence artificielle. Les vainqueurs de ces compétitions en tout genre sont d'éphémères people qui passent à la télévision, laquelle a sans cesse besoin de figures nouvelles pour capter les attentions fugitives.
Les contre-modèles faire valoir
Il faut dire quelques mots des figures de la mauvaise conscience de notre temps qui sont peopolisées et offertes en pâture au peuple. Nous en avons des exemples comme sœur Emmanuelle, l’abbé Pierre, les restos du cœur, les professionnels divers "sans frontières" ou les intervenants "du monde"... Il est évident que ces personnages et groupes représentent la négation des valeurs du relativisme : ils sont totalement engagés pour une cause. Ils représentent aussi l’inverse des valeurs du matérialisme : ils croient aux forces de l’esprit et aux valeurs sociales de l’entraide. Ils représentent encore l’inverse du libéralisme et de l’individualisme, car ils acceptent les contraintes de leur sacerdoce tout entier tourné vers les autres et le mieux être collectif. L’existence de ces figures nous sauve : oui, notre monde n’a pas perdu toute son humanité chaleureuse. Mais la société et les médias les utilisent comme des victimes propitiatoires : exhibées devant les foules pour montrer que notre monde a toujours un avenir humain malgré tout. On s’en sert donc pour entretenir l’espoir du monde meilleur porté par notre société actuellement épouvantable. Ce sont des victimes car, en fait, l’aide réelle qu’elles reçoivent reste limitée par rapport aux fabuleuses fortunes qui vont dans des yachts ou dans des musées privés de milliardaires et surtout, ces nobles figures finissent par faire comme tous les people : le tour des médias pour récolter de l’argent pour leur entreprise. Le pire étant lorsque des journalistes les persuadent d’écrire leur « mémoire » pour étaler sur la place publique, comme les autres people, leurs vies intimes et leurs erreurs de jeunesse. Ils sont alors vraiment « immolés », les valeurs différentes qu’ils représentent sont définitivement effacées.
Conclusion : la dynamique implacable du modèle
Ainsi, le "people system" n'incarne pas, comme le "star system" d'Edgar Morin une dialectique entre l'imaginaire et le réel. Il est le résultat de la mise en actes des fortes valeurs sous-jacentes appartenant au référentiel culturel occidental. Il est la structuration sociétale du besoin des populations de réaliser leurs valeurs incorporées.
Le people incarne, au final, le positionnement social idéal résultant de l’amalgame des idéologies de notre temps. Il représente un modèle idéal pour les populations qui ont été acculturées à ce référentiel dominant.
Les médias, en le mettant sans cesse en avant à travers l'organisation des compétitions et des cérémonies de récompense, renforcent l’emprise de ce référentiel culturel dans les populations occidentales. Notre société se trouve prise dans une dynamique dont il semble difficile de sortir.