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À chacun son interprétation

1- Les fondements de l’interprétation immédiate et naturelle


Comment interprète-t-on les événements dans la vie courante ? Essayons de voir cela à partir d’une anecdote banale rapportée par un psychologue connu, Boris Cyrulnik.

L’anecdote rapportée

Commentaires sur

les interprétations faites

« Je regarde un match de rugby à la télévision. Arrive une de mes amies à qui je demande : « Peux-tu me décrire ce que tu vois sur cet écran ? » Elle me répond :


« Je vois des hommes couverts de boue qui s’entassent et se bagarrent dans une ambiance de vocifération. »





Je pose alors la même question à son fils qui joue dans l’école de rugby. Il me répond :


« La troisième ligne s’est détachée rapidement car les piliers toulonnais sont plus solides, ce qui a permis au demi de mêlée de passer son adversaire et d’envoyer à l’essai son trois-quarts centre déjà lancé. Quelle beauté, quelle élégance, la foule crie son enthousiasme… » (Cyrulnik, Les nourritures affectives)






Pour cette femme, les actions qu’on lui montre se rapportent à ce qu’elle connait : un genre de bagarre de rue. Elle voit un entassement d’hommes, des actions qui paraissent relever d’une échauffourée incohérente dans de la boue, elle entend ce qu’elle analyse comme des vociférations, lesquelles renforcent son idée de pugilat.



Le fils reconnait immédiatement une « mêlée ordonnée », une phase particulière du jeu de rugby qu’il connait d’expérience. Il fait aussi appel aux règles dont il est informé : « le rugby est un jeu qui se gagne d’abord devant », « la protection des avants envers le demi de mêlée est primordiale », « les troisièmes lignes ailes doivent perturber les demis adverses », « un trois quart doit guetter le décalage et s’infiltrer dedans », « un trois quart lancé est très difficile à arrêter par une ligne arrière statique » … C’est parce que le fils a toutes ces connaissances en arrière-plan des actions qu’il voit sur l’écran, qu’il est capable d’accéder à un tout autre sens de ce qui se passe que sa mère et les vociférations sont, pour lui, des cris d’enthousiasme d’un public connaisseur.



Cet exemple nous montre comment fonctionne naturellement l’interprétation des choses de la vie. Ici, dans les deux cas d’interprétation du même fait, il y a une contextualisation de ce qui est vu. Le contexte d’arrière-plan (ou référentiel) dans lequel les faits prennent leur sens est un contexte constitué d’expériences et de règles du jeu. Pour la mère de famille, cette mise en contexte se fait uniquement en regard de ses expériences personnelles de pugilats confus. Pour le fils, cette mise en contexte se fait par rapport à un ensemble constitué de ses expériences personnelles du jeu et de la connaissance des règles du rugby. Ces contextualisations différentes mènent à des interprétations différentes, qui fondent l’apparition de significations différentes.


L’anecdote du jeu de rugby nous permet de bien voir que donner du sens à quelque chose, c’est, en quelque sorte, l’évaluer. L’évaluation est donc une forme de compréhension et, vice et versa, la compréhension est une évaluation. Une évaluation se fait toujours par rapport à un référentiel, une échelle de valeur, possédée, posée a priori, ou construite.


2- Pas de règles du jeu communes dans notre société


Dans tout groupe social (les copains, les collègues, les membres de l’équipe, tel ou tel groupe de professionnels, la bande de tel quartier…), il existe des règles du jeu (celles-ci étant plutôt informelles) : ce sont des règles de comportement les uns envers les autres et avec les membres extérieurs du groupe. Une société est composée d’un grand ensemble de groupes sociaux, qui, normalement acculturés dans le même environnement culturel avec grosso-modo les mêmes expériences de la vie (famille, école, travail…), ont intégrés les mêmes valeurs et les mêmes règles (ou normes sociales). Ce qui fait que les événements de la vie quotidienne sont à peu près perçus et interprétés de la même manière. Dans les sociétés homogènes, les sociologues parlent de « personnalité de base ». Cette acculturation commune était encore valable dans les sociétés d’avant celle dans laquelle nous sommes : au 18ème et au 19ème siècle, par exemple.


De nos jours, l’enfance et l’école n’amènent plus les mêmes expériences. Les familles ont leurs propres valeurs et normes. Les groupes sociaux se forgent leurs propres règles. Chaque individu, même, se veut indépendant, prend ce qui l’intéresse dans les idéologies environnantes, se veut le seul juge de ses actes, fixe ses propres règles … Les sociologues le constatent : la société française est, comme les autres sociétés occidentales sous l’impact de cet individualisme, un « archipel » de groupes qui n’ont plus les mêmes aspirations, ni les mêmes valeurs, ni les mêmes normes. Aucun consensus ne devient possible car il nécessite des interprétations communes. Chaque événement est décodé en fonction de référentiels différents et prend donc un sens différent.


Le conflit des interprétations est alors permanent et il dégénère dans des conflits politiques irréductibles, voire en luttes ouvertes car chacun, individualisme aidant, se veut sûr de son bon droit (il prend pour une vérité ce qui est une interprétation) et, faiblesse de son identité aidant (les influences variées du milieu empêchent la formation d’une structure stable de personnalité), il ne veut pas comprendre l’autre (il se protège et se défend) et négocier. Et c’est ainsi que, vu de l’extérieur (de chez Poutine ou de chez Xi Jinping), nos sociétés sont déstructurées, déliquescentes et décadentes. Il faut donc les asservir pour les remettre dans le droit chemin (et les faire produire pour les sociétés supérieures où tout le monde pense la même chose.


Jérôme Fourquet, L’archipel français, Points, 2020.

Mikel Dufrenne, La personnalité de base, P.U.F., 1966.

Alex Mucchielli, L'identité, "Que-sais-je ?", 9ème éd., 2020.

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