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Le monde des emeutiers de juillet 2023



Chacun d’entre nous, selon son éducation, ses expériences biographiques, sa culture, son âge…, vit dans un « monde sémiotique » particulier, dont des parties plus ou moins importantes sont partagées avec divers groupes de congénères. Cette affirmation est démontrée par de nombreuses études d’éthologie et de sciences humaines. Le concept de « monde sémiotique » (ou monde rempli d’éléments signifiants pour tel ou tel être vivant) a été élaboré par le sémiologue Thomas Sebeok : Global Semiotics (2001). Il indique que l’environnement perçu n’est pas exhaustif et objectif mais demeure sélectif, interprétatif et donc pénétré d’éléments ayant des significations caractéristiques.


1- Le « monde sémiotique » des êtres vivants


Le monde de l’animal

L’éthologue Von Uexkull montre, en 1909, que les animaux ont, selon leurs espèces et leurs états physiologiques, des façons singulières de percevoir leur environnement. Il montre que l'animal ne perçoit, par ses organes sensoriels, qu'une partie restreinte et significative pour lui de son environnement : son « Merwelt » ou « monde signifiant égocentrique ». Le reste des éléments restant dans une non-perception indifférenciée. Pour une espèce animale, son univers de vie est donc un « monde sémiotique » original.


Le monde du petit enfant

Entre deux et six ans, l’enfant est animiste, égocentrique et syncrétique. L’animisme enfantin est le fait que l’enfant prête aux choses une intentionalité : la lampe brûle, la lune éclaire… Par ailleurs, entre 2 et 6 ans, l’enfant a un mode de perception global, indifférencié et non-analytique (Decroly, 1927). L’enfant de cet âge n'a ni réflexion, ni distance, ni relativité des choses. Toujours à cette période, son raisonnement est « transductif » (Wallon, 1934) : il transfère magiquement sur les objets ce qu'il éprouve lui-même : « la statue a froid » « parce qu'elle est nue ». Il raisonne transductivement à l'intérieur de son « univers magique » (le monde du Père Noël).


Le monde de l’adolescent

En 1936, M. Debesse invente la notion de « crise d'originalité juvénile », pour désigner la période de l'adolescence où l’enfant est plus ou moins en révolte contre son milieu et la société. À cet âge, les adolescents perdent le contact avec le monde extérieur et avec autrui et commencent à vivre dans un autre monde qui leur est personnel, monde d'images, d'idées bizarres, d'entreprises inattendues. Ils sont tantôt bouleversés par des riens, tantôt indifférents devant des événements pénibles ; ils leur arrivent de voir des scènes de la vie quotidienne comme s'il s'agissait d'une scène de fiction et de jeu vidéo. Il y a également discordance entre ce que ces pré-adolescents éprouvent et ce qu'ils disent, entre le contenu et le ton de leurs paroles : ils parlent gravement de choses ou d'idées apparemment futiles, et légèrement de problèmes que leurs parents jugent graves. Des répulsions et des attractions prennent facilement un caractère obsédant. De là des entreprises diverses, des refus de communiquer, des mécontentements agressifs contre des personnes de leur entourage qu'ils jugent particulièrement incompréhensives.


Le monde du malade mental

Pour la psychopathologie existentielle, initialisée par Karl Jasper (Psychopathologie générale (1928), chaque malade mental vit dans un « univers singulier » et son monde personnel est constitué de significations particulières qui s’offrent à lui comme la seule réalité objective : c’est son « monde vécu » (Erlebnis). Cet univers singulier est d’ailleurs très souvent restreint et réduit à un ou deux principes explicatifs éclairant le monde : c’est, par exemple le : « tout le monde m’en veut » du paranoïaque projetant des significations dangereuses sur les éléments de son environnement. Le délire est une certaine manière d’être au monde, de le perçevoir et d’en rendre compte.

Les sociologues et les psychologues du courant de l’antipsychiatrie ont, pour leur part, montré, que l’environnement affectif, prescrit à l’aide de procédures langagières et attitudinales, des identités malades à certains de leurs membres (Laing, La politique de la famille, 1965). Pour ces anti-psychiatres la réalité sociale vécue est une expérience construite à travers des interactions manipulées par un dominant ou un groupe de dominants.

Le monde culturel d’une société

En 1936. Musafer Shérif -qui était d’origine turque et faisait ses études à Harvard (USA)- démontre qu’il existe une façon culturelle de percevoir les choses et qu’il faut un entrainement spécial pour arriver à percevoir comme un autre groupe que le groupe dans lequel on a été acculturé. À sa suite, par exemple, Bruner (1958), démontre que les enfants pauvres attribuent à une même pièce de monnaie une dimension supérieure à celle que lui attribuent des enfants de milieu social plus aisé.

Les études de l’école culturaliste (R. Benedict,R. Linton A. Kardiner, M. Mead…), dans les année 1950, ont établi qu’un ensemble de conditions culturelles identiques crée, chez tous les membres de la société, une même « façon de voir les choses et de se comporter » dans certaines situations typiques. Cette sorte de personnalité culturelle, commune aux individus suffisamment acculturés d'une même culture, a été nommée la « personnalité de base » (Mikel Dufrenne, La personnalité de base, 1953).


Le monde du délinquant

Dans les années 1920, les sociologues de l'Université de Chicago, utilisent des méthodes d'enquêtes qualitatives : entretiens non directifs, interviews de groupe, histoires de vies, observations participantes..., pour cerner les problèmes des groupes sociaux dont la ville est remplie : jeunes délinquants, criminels, groupes ethniques différents, immigrés de culture éloignée... Prenons l’exemple du monde social particulier du délinquant rapporté par Clifford Shaw (1926). Ce monde est constitué par les éléments significatifs suivants :

- la société : perçue comme exerçant des menaces sur la liberté de conduite à travers ses instances de contrôle, rempli d'objets attrayants voire provoquants qu'il faut capturer ou détruire ;

- les valeurs banales de la société (respect d'autrui, des biens, des règles communes, non-violence, droit de chacun à la sécurité...) : provoquant le rejet total à travers leurs exigences insoutenables ;

- l'offre d'avenir de la société (ce qu'il va y faire plus tard, les rôles possibles à y tenir) : apparait trafiquée, pleine d'injustices à rencontrer, non porteuse de potentialités de développement personnel ;

- la collectivité humaine constitutive de la société : inquiétante, mal intentionnée, perverse, à exploiter ;

- les contraintes, les règles, les interdits sociaux... : exerçant des frustrations intolérables ;

- sa mère (très souvent une femme seule) : admirable, aimante, parée de toutes les vertus, un être à part à protéger ;

- la personne même du délinquant : valorisée, d'essence supérieure aux autres individus et dont les conduites sont toujours justifiées ;

- la bande dans laquelle on a conquis sa place : une force collective contre la société, attractive et dynamisante ;

- les rapports humains dans la bande : sans affects, fondés sur des rapports de force ou sur des éléments de réputation, donnant lieu à une compétitions incessante pour accroitre son positionnement interne ;

- les autres bandes rivales : agressives, dangereuses pour soi et les autres de la bande de participation, captant des ressources et des territoires ne leur appartenant pas.


Ce monde est insupportable pour le fort égo du délinquant, lequel ne supporte aucune forme de frustration venant de là. La composition de ce monde provoque son rejet. Le délinquant peut l'agresser et le détruire sans aucune culpabilité. La bande à laquelle le délinquant adhère est un refuge protecteur et amplificateur de puissance égotique dans laquelle il doit tout de même se battre pour gagner et préserver sans cesse sa place.


2- Le monde sémiotique des mineurs émeutiers de juillet 2023


Les rappels ci-dessus nous mettent sur la voie de la compréhension de la vision du monde des jeunes émeutiers de juillet 2023. Les observateurs, journalistes et sociologues nous apportent, à travers leurs articles de journaux et leurs interviews télévisées, des précisions sur les éléments composant leur univers de vie.


Un monde simplifié

L’animisme, l’égocentrisme et le syncrétisme de l’enfance sont toujours là. Ces adolescents n’ont aucune représentation de la complexité du monde qui les entoure. Le monde est incompréhensible et hostile. Il y a eux (le « Nous » groupal et les autres (les blancs, les gaulois, les français…) (Jérôme Fourquet). À un éducateur demandant ce qu’est une entreprise, ils répondent : « un truc pour faire du fric ». Ils ne peuvent intégrer l’idée que c’est une collectivité de travail visant à produire des biens de consommation, lesquels participent à l’accroissement du mieux vivre général (trois abstractions impensables). Les éducateurs sont d’ailleur frappés par leur incapacité à avoir des concepts et à raisonner avec (comme ceux, par exemple, participant à la définition ci-dessus d’une entreprise). La compréhension de l’organisation et du fonctionnement de la société globale environnante (et d’une répulique) est hors de leur portée.


Un monde sans règles

Les observateurs (enseignants, éducateurs, juges, avocats, médecins…) font tous part de « l’immaturité » de ces émeutiers. Education et socialisation n’ont pas fait leur travail de maturation sur ces jeunes. Leur environnement social et affectif ne les a jamais mis dans la possibilité d’assimiler les règles diverses de la vie collective (respecter la propriété d’autrui, passer un permis de conduire, ne pas mettre en danger la vie d’autrui…). Un enseignant remarque leur incapacité à concevoir les conventions qu’implique la vie en société, à imaginer que les règles sociales participent à la confiance minimum à s’accorder les uns aux autres. Cette absence de référents sociaux a été appelé, par certains, « l’ensauvagement ». Les seules règles qu’ils connaissent sont issues de la loi du plus fort, lequel impose alors ses propres prescriptions. Qui dit : « sans règles », dit aussi : sans autorité, puisque l’autorité est ce qui prescrit les usages. Ces adolescents ne reconnaissent aucune figure de compétence : « ni Dieu, ni maître », la devise anarchique d’Auguste Blanqui (1880), est totalement la leur. Seuls le caïd de la drogue ou le parrain mafieux sont acceptés parce qu’ils sont les plus féroces.


Un monde plein de violences

Des interactions avec leur environnement, ne sont perçues par ces adolescents que des agissements brutaux : violences intra-familiales de l’enfance, violences dans la bande qui met au pouvoir les caïds et leurs séides, violences des luttes contre les autres bandes, violences des exclusions diverses (scolaires, géographiques, raciales, économiques…), violences de la férule des dealers, violence ressentie des contraintes sociales, violences vécues des interventions policières… Evidemment, leurs modes de réaction, ce sont aussi des formes de violence qui sont à la fois la mise en oeuvre d’un modèle prégnant et une défense : attaques (raids punitifs), caillassages, guets- apens, braquages, vols, viols (les tournantes), dégradations, destructions, incendies, usages d’armes diverses…


Un monde sans perspective

Le « no futur » des générations Punk des années 70 est présent chez ces émeutiers. L’élément : « avenir », n’existe pas dans leur monde. Ils se sentent acculés dans leur univers dramatique et, comme des animaux cernés, se débattent en agressant. C’est cette fermeture de leur monde qui génère ce qu’ils appellent : « la haine ». Lorsque les journalistes interrogent ces émeutiers adolescents sur les causes de leurs actions violentes, ils disent tous « avoir la haine ». La haine, cela veut dire que leur unique projet, c’est de se venger ici et maintenant. Se venger de tout, car tout est agression et provocation. Se venger de leurs échecs scolaires, du mépris ressenti, de leur manque de moyens, de l’existence facile des autres, de tous les représentants et institutions de cette société environnante qui consomment sans contrainte… On comprend pourquoi la drogue et le crime sont alors pour eux des ouvertures enchanteresses.


Un monde rempli d’éléments à détruire ou à s’approprier

Leur rage défensive (« la haine »), éclaire d’une lumière particulière leur environnement et fait surgir des éléments porteurs de fortes significations négatives. Essentiellement des éléments à anéantir avec le fameux slogan : « tuer la police » et d’autres composants à démolir aussi : les commissariats, les écoles, les mairies, les agences bancaires, les magasins, les bus…, sans oublier les voitures et motos, toutes choses symbolisant la présence oppressante et agressive de la société honnie. Par ailleurs, la frénésie vengeresse des incendies et de la casse en bandes sauvages les transporte dans un monde tout à fait ressemblant à leurs jeux vidéo : il y a des méchants à tuer, des objets à écraser, d’autres objets-trésors à saisir… C’est ainsi qu’apparaissent dans leur univers sémiotique les boutiques remplies d’articles de luxe (Nike, Vuitton, Séphora, Adidas…) et d’appareils high tech (I-phones, tablettes, ordinateurs, téléviseurs, enceintes…). Ravager ces boutiques et voler les instruments présents, c’est alors vraiment l’exaucement ultime de la haine de la société. « Les émeutes ont aussi été les émeutes du shopping… car la haine a généré l’envie et la jalousie et réveillé toutes les frustrations » (Pierre-Antoine Delhommais).


2- Conclusion : à quand les prochaines émeutes ?


Les 50 000 émeutiers de 12 à 18 ans (soit 0,07 % de la population) ont provoqué près d’un milliard de dégâts et ont tenu en échec 130 000 policiers. (Le Point n° 2658, p. 28, Combien les émeutiers étaient-ils vraiment ?). Le calme est revenu ! Mais rien n’est réglé, et on peut facilement le concevoir, en comprenant les origines de la désocialisation massive et multidimensionnelle qui a construit la vision du monde de ces insurgés. D’autant, nous rapporte Jérôme Fourquet (Ce que les émeutes disent de la France, LePoint.fr), que ces révoltés sont aidés en sous-main par de puissants réseaux de dealers. En effet, des dizaines de milliers de mortiers d’artifice ont été tirés contre les forces de l’ordre lors des 696 attaques de bâtiments publics. Cela sous-entend l’existence de stocks considérables et d’approvisionnements organisés, mettant en jeu des moyens financiers abondants. Les réseaux criminels sont présents et pratiquent leur jeu. « Ces violences urbaines constituent un bruit de fond permanent auquel la société a fini par s’habituer sans prendre conscience de la gravité du problème… » (Jérôme Fourquet).



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