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Le Smartphone : objet culte


Chaque époque possède ses objets cultes. Ces objets portent les espoirs des Hommes de leur temps et ils parlent de leur manière d'être. Nous allons examiner trois de ces objets du monde européen : un objet de la renaissance tardive, un objet des trente glorieuses et un objet contemporain.


Un objet culte de 1585


Ce bateau est une maquette détaillée, en cuivre doré et en fer, qui mesure un mètre de haut. Neil McGrégor, ancien conservateur du British Museum, nous le présente dans son dernier ouvrage. Il contient un mécanisme d'horlogerie sophistiqué qui le fait avancer sur la table, devant les convives d'un repas, tirer des coups de canon et qui permet de voir, sur son pont, les sept électeurs de l'empereur Rodolphe II d'Allemagne le saluer à tour de rôle.


C'est le fruit d'un artisanat d'orfèvreries minutieux qui fascine autant par sa réalisation technique et artistique que par ce qu'il représente : un État (l'Empire, composé de multiples principautés laïques et ecclésiastiques), qui produit des vrais navires, lesquels sont les plus grosses machines de l'Europe d'alors. Ces navires vont chercher et rapporter des énormes richesses qui vont participer au développement collectif des pays d'Europe.


Á cette époque, "les gens fortunés de toutes sortes..., tout le monde voulait posséder un peu de technologie, quelque chose avec un engrenage, des rouages.... Le mouvement mécanique relevait alors du magique... Posséder des instruments scientifiques était à la mode, car ils représentaient des moyens d'expansion et de découverte".


Un objet culte de 1960


Les sociologues des années 1960 ont montré que l'automobile était l'objet culte du 20ème siècle qui symbolisait toutes les aspirations des populations. L'auto représentait, le plus souvent, le groupe des proches et sa mobilité nouvelle, la liberté du choix des loisirs, la fuite des contraintes des villes et l'accès aux joies de la campagne, la réussite matérielle, la distinction sociale, un potentiel de consommation...


La publicité ci-dessous, pour la Simca 1000, illustre bien cet ensemble de significations. L'automobile allait jusqu'à fournir implicitement une image valorisée de l'ego de son propriétaire.


Un objet culte de 2018


Les temps ont changé. Les machines qui interpellent, attirent et font rêver sont de moins en moins des machines mécaniques : horloges ou moteurs divers. Ce sont désormais des outils électroniques et informatiques. Au premier rang de ces nouveaux objets transitionnels, captant les espérances humaines, on trouve les Smartphones.


Ces téléphones portables aux multiples fonctionnalités positionnent leurs possesseurs comme des gens bien, sachant jouir de leur liberté, riches des potentialités de découverte d'un monde virtuel et augmenté que leur offre -dans ce cas- leur savoir-faire manipulatoire. Ils n'ont pas besoin des autres personnes de leur environnement : ils sont absorbés dans leurs échanges ou dans leurs recherches importantes. Ils apparaissent aussi comme des gens avisés et critiques, sachant choisir parmi la multiplicité des choix d'information ou de jeux auxquels ils peuvent se connecter.


Les applications que les propriétaires de ces objets techniques ont téléchargées répondent à leur souci de bien-être personnel. Les uns, par exemple, veulent faire des rencontres de personnes inconnues, mais libres comme eux ; les autres veulent savoir, en passant devant les magasins, si une marchandise présente peut les intéresser... En jouant de ces diverses applications, ils cultivent leur sentiment de liberté et leur positionnement d'évaluateur critique des personnes et des choses qui les entourent.


Un bon nombre des applications que les propriétaires de ces outils ont intégrées sont des applications dites de communication et d'échange social. Ils ont accès, en temps réel, aux différents réseaux sociaux auxquels ils participent. L'immédiateté de leurs réactions remplace leur véritable engagement. Ils peuvent aussi, à tout moment, faire partager à leurs suiveurs leur intéressante activité et envoyer des photos des lieux ou des événements exceptionnels qu'ils côtoient. Ils peuvent aussi faire valoir leur opinion critique sur tous les événements dont ils prennent superficiellement connaissance à travers ces mêmes réseaux sociaux. Pour positionner leur identité forte, il est de bon ton qu'ils y montrent, agressivement ou ironiquement si possible, leur détachement et leur scepticisme.


Un Smartphone est un outil dont on ne se sépare pas. Sa perte est une catastrophe : les mondes virtuels auxquels il rattache font tout d'un coup défaut. L'identité imaginaire de son propriétaire fondée sur ces relations évanescentes chancelle. Le Smartphone est normalement toujours à portée de la main. Ne pas le couper et répondre à ses moindres sollicitations, c'est montrer que l'on veut et que l'on peut s'échapper des contraintes sociales de la situation présente, c'est privilégier son monde personnel et sa liberté par rapport à toute autre chose.


Montrer les dernières applications que l'on a téléchargées, les découvertes que l'on a faites (vidéos, photos...) et montrer sa dextérité à les faire apparaître et fonctionner, remplacent toutes les conversations classiques faites d'écoute, de compréhension des autres et d'apports personnels. Dans le référentiel des valeurs contemporaines, l'autre, ne compte pas : il regarde ce qu'on lui montre et doit apprécier. Ce qui est important c'est de se valoriser personnellement. Le Smartphone est aussi désormais un portfolio et un album photo ambulant personnel. Chacun peut exhiber ses photos ou ses vidéos pour attirer l'intérêt des autres et susciter leur admiration. Chacun peut, a contrario, se retrancher du monde ambiant et se repasser à l'infini les images qui fondent, pour lui, la valeur de sa vie personnelle et de son plaisir.


Avec ces deux usages, le Smartphone est évidemment un important vecteur du narcissisme qui s'insère complètement dans l'individualisme contemporain. Les multiples possibilités de connexion offertes par l'appareil muni de ses applications offrent la sensation d'une omniprésence aux éléments infinis du monde. On prend connaissance, on juge, on réagit ou non et on passe à autre chose. C'est une manière de rester critique et de se situer au-dessus de la mêlée. C'est aussi une manière de montrer sa liberté et son possible détachement des contraintes de la vie réelle. Cette fragmentation ludique de la vie mentale a une similitude avec les jeux de "vertige" (Ilinx) catégorisés par Roger Caillois. Dans ce type de jeux, nous dit le sociologue, il y a une recherche d'une sorte d'étourdissement ou d'hypnose pour anéantir la réalité. Nier la réalité est un des enjeux du relativisme de notre temps.


Le Smartphone est un outil qui permet d'ouvrir, où que l'on soit et à tout moment, toutes les fenêtres que l'on désire sur les diverses réalités proches ou lointaines du monde. On peut être partout à la fois, hors des contraintes des rencontres réelles. Le monde entier est disponible dans ses diverses temporalités. Et tout ce qu'il montre, grâce à la mise à distance des sensations corporelles directes, prend une même valeur édulcorée et teintée de neutralité. L'outil renforce donc constamment les valeurs des idéologies libérale, matérialiste et relativiste.


Conclusion


Le Gallion, à mécanisme d'horlogerie, était une sorte de jouet collectif. Il symbolisait une aventure risquée et collective de découverte d'un monde nouveau, plein de richesses et lointain. Il émerveillait par sa mécanique et permettait de rêver aux fortunes à venir que se partageraient les armateurs associés.

La voiture à moteur à essence était un instrument de libération groupale. Elle symbolisait l'évasion des tâches quotidiennes, la découverte de nouveaux paysages et de nouveaux loisirs avoisinants. Elle ouvrait un espace de liberté et faisait entrevoir le rêve du voyage programmé mais individualisé au service du petit groupe.

Le Smartphone, à composants électroniques et à programmes informatiques, est un outil très personnel de vie : de travail et de loisir. Il symbolise les multiples possibilités d'échanges, de rencontres, de connaissances..., à travers les nombreux réseaux -de diverses natures- auxquels appartient son détenteur. Il démultiplie les milieux de vie subjectifs de son propriétaire. Il l'introduit à la sensation d'ubiquité et de participations infinies et distantes.


Chaque époque propose donc ses objets cultes et transitionnels, porteurs des rêves des Hommes. Mais de grands changements sont intervenus et sont révélés à travers eux. Les aventures collectives attirantes sont devenues des vécus individuels plus ou moins virtuels et complexes. L'espérance de richesses nouvelles à partager ou de lieux d'évasion et de loisir à découvrir, est devenue la banalité d'un zapping sur des réseaux informatiques manipulés et manipulateurs. L'émerveillement et la joie des découvertes à venir sont retombés dans ce qui semble désormais la banalité d'une circulation sans fin dans des mondes plutôt impalpables et encombrés qui ne surprennent plus.

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