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Tout se vaut


À l'occasion de la neuvième réédition de mon ouvrage sur l'Identité ("Que-sais-je ?"), je propose ici un passage largement remanié à partir de cet ouvrage. Il passe en revue quelques principaux éléments sociologiques qui concourent à la crise des identités sociales et individuelles actuelles. Cette crise se faisant à travers la relativisation ("tout se vaut") de tous les référents d'ancrage des identités (valeurs, modèles, normes et règles de la vie sociale...). Cet article complète mon article précédent sur la "déconstruction" manipulatoire des idées et des événements réalisée par les médias.


Le changement social permanent


Le changement social permanent caractérise les sociétés modernes. Toutes les valeurs, tous les modèles subissent la critique et la mise en cause sous les effets d’une dynamique propre à l’évolution économique et culturelle. Les deux grands modèles culturels mondiaux de référence : le capitalisme et le communisme, ont été dévalorisés par leurs échecs relatifs rappelés par tous les médias et les intellectuels. La chute de ces deux grands modèles idéologiques est à la fois le révélateur et un accélérateur des crises d’identité contemporaines. Par ailleurs, nos contemporains sont désarçonnés par les transformations rapides des modèles sociaux identificatoires. Il a toujours été plus facile de se référer à des modèles que l’on a connus (ses grands-parents, ses parents), que d’inventer des modèles nouveaux. Mais, de plus, les modèles changent rapidement et personne ne voit très bien les nouveaux modèles à prendre.


Enfin, le système de valeurs des sociétés modernes possède sa propre dynamique laquelle sape ses valeurs internes. En effet, le modernisme contient la valeur changement, laquelle appelle la négation de l’ancien. Normalement, cette négation est créatrice d’autres valeurs. Mais on peut considérer que, combinée à une crise de confiance et à une défaillance des intellectuels (cf. ci-dessous), la critique concentrée des valeurs perd sa capacité créatrice et reste uniquement destructrice (cf. mon précédente article sur la déconstruction). La crise d’identité contemporaine est bien alors une crise du système des valeurs (D. Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme).


La profusion des choix


Les évolutions technologiques accroissent les choix qui s’offrent aux hommes des sociétés actuelles. La modernisation va avec l’accroissement de la « structure des opportunités ». On peut davantage choisir ses biens de consommation, ses trajets de vie, son style de vie, son système de valeurs... Les mass media participent à cette ouverture du champ des valeurs et des modèles de référence en présentant tout ce qui se fait ailleurs. Les mass media incitent à la fois à choisir autre chose que ce que l’on connaît et à contempler passivement, voire à se mettre à distance des problèmes qu’elle montre. La télévision transformant l’homme en spectateur du monde, induit un mouvement de recul intellectuel, de comparaison critique et finalement de doute et de désengagement. Ainsi, pour certains sociologues, l’effet le plus évident des mass media est donc la déstructuration de l’Homme qui a trop de référents possibles et qui ne peut choisir (J. Cazeneuve, Les pouvoirs de la télévision). Pour d’autres, les sollicitations incessantes par des logiques multiples empêchent la constitution, chez l’homme contemporain, d’une identité solide ancrée das des référents forts et assumés (Attias et Benbassa, La Haine de soi. Difficiles identités).


La défaillance des clercs


Les crises d’identité sont plus sensibles chez les intellectuels qui sont normalement en contact avec de multiples valeurs et qui sont normalement chargés d’une synthèse intégrative et créatrice de valeurs adaptées aux transformations sociales. Mais cette caste, atteinte elle-même par la crise de confiance en soi, vacille dans la réalisation de son rôle et assume quasi exclusivement son seul rôle de contestation. Ainsi, le progrès, l’universalisme, le rationalisme… sont pervertis par la critique intellectuelle. Le progrès et l’universalisme sont dévalorisés, car ils seraient devenus des instruments idéologiques de la domination de l’Occident sur le reste du monde Ils seraient donc privatifs de liberté et s’opposeraient ainsi à cette valeur capitale. Le rationalisme se serait perverti lui aussi en froideur alors que ce qui compte c'est l'empathie et le ressenti… La subversion du système de valeurs se fait ainsi en accentuant les contradictions en opposant de « meilleures valeurs » à des « valeurs dépassées ». Au final, l'Homme contemporain ne peut plus se repérer.


La quête de l'égalité


Au niveau social, les modèles sociaux se complexifient et se brouillent. D’abord, les grandes figures de l’altérité (le fou, le délinquant, l’autre sexe…), qui permettraient par opposition à chacun de se définir, s’estompent. C’est là un effet combiné de la crise des valeurs culturelles et de la critique intellectuelle. Ces figures de l’altérité sont défendues, promues, mises sur un pied d’égalité avec l’« homme normal ». Cet égalitarisme des identités s’accompagne de la culpabilisation de la « normalité ». Ce sont les « normaux » (la famille) qui créent le névrosé pour les antipsychiatres ; ce sont les « normaux » qui façonnent les identités criminelles ou délinquantes… Nous sommes finalement tous des juifs homosexuels et délinquants. Par ailleurs, marchant avec le désengagement, il n’est pas bien vu de dénoncer la subversion ambiante. Il ne reste plus que l’acceptation et le repli sur soi. Ces deux mouvements combinés donnent la fameuse « attitude cool » faite d’ouverture superficielle à autrui et d’égoïsme sans conviction.


La montée de l'individualisme


La perte de confiance dans le système de valeurs culturelles et les modèles sociaux classiques renforce les attitudes de désengagement et induit les réactions individualistes. En effet, il ne reste plus qu’une chose en laquelle on peut croire : soi-même. Mais ce soi-même, comme nous l’avons vu, ne peut avoir de consistance, il est tiraillé par des valeurs et des modèles contradictoires. Ce n’est donc pas en lui que l’individu contemporain va trouver la certitude de son être. Le processus d’individualisation de la civilisation occidentale contemporaine mène à la dilution de tout système cohérent dans le magma de toutes les valeurs à la fois (G. Lipovetsky, L'ère du vide, essai sur l'individualisme contemporain).


Résultante : l'Homme du ressentiment


L'Homme actuel n’est qu’un Homme ouvert à tout vent qui ne peut donc trouver un sens quelconque à son existence car c'est un référentiel personnel fort qui projette du sens. Il perd donc la possibilité de constituer son sentiment d’existence fondé sur son propre « effort central ». Alors, pour masquer cette béance du sens, il se polarise sur les « obstacles » à la liberté individuelle (les autres, les règles sociales, la bureaucratie, l'Etat, les riches, les GAFA…), alors que les choix et les libertés sont sans fin (M. Scheler, L'Homme du ressentiment). Les multiples revendications et ressentiments qui surgissent dans nos sociétés occidentales ne seraient que l’expression de cette profonde crise d’identité.


On peut ajouter que certaines cultures ne peuvent intégrer totalement les valeurs culturelles de la modernité sans avoir l’impression de se renier. Il coexiste dans leur système culturel deux systèmes de valeurs attractifs et inconciliables. Pour Maalouf (A. Maalouf, Les désorientés), par exemple, le monde musulman a, depuis les croisades – vécues comme un viol –, le sentiment que les valeurs modernes lui demeurent totalement étrangères. Il a le sentiment collectif qu’il ne peut adopter ces valeurs qu’en renonçant à son identité. Mais ces valeurs sont par ailleurs reconnues et attirantes : elles représentent la modernité et l’accès à la technologie. Alors, prisonnier de deux modèles antagonistes, le monde musulman oscille. Tantôt, il imite l’Occident (le règne du chah, par exemple), tantôt il en rejette les valeurs et se replonge dans les siennes qu’il durcit par compensation à sa culpabilité. Le monde musulman, nous dit cet historien, n’a pas trouvé de solution à cette dissonance et l’univers commence à pâtir de son ressentiment.


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