Penser à la situation
Je reprend ici une observation faite par le psychanalyste Pierre Daco en 1960 qui, dans un ouvrage célèbre vendu à plus de 600 000 exemplaires (!!), nous raconte et analyse l'anecdote ci après :
"Une jeune femme passe devant un groupe d’hommes. L’un d’entre eux réagit en sifflant d’admiration. Que se passe-t-il réellement ?
"La base de ce sifflement admiratif, est évidemment sexuelle : mâle devant femelle. Le subconscient de ces hommes envoie une pulsion sexuelle dirigée vers la femme, ce qui est naturel et instinctif. Supposons maintenant que ces hommes soient des êtres absolument primitifs, n’ayant jamais entendu parler de morale, de religion, de vie sociale, de respect des autres, etc. Supposons qu’ils soient mentalement semblables aux singes des forêts. Quelle serait donc leur réaction ordonnée par leur Ça ? Ils attaqueraient sexuellement la femme… comme cela se voit dans certains cas de psychose grave, dans lequel l’instinct est libéré sans aucun frein. Or, cette pulsion sexuelle pure est arrêtée par la censure du Sur-Moi. Si ces hommes sont moralement sains, il n’y aura aucun refoulement. Mais cette pulsion sexuelle va se filtrer et se déguiser, avant d’arriver à la conscience. La pulsion brutale devient un sifflement admiratif. Ces hommes sont donc conscients de siffler et d’avoir une pulsion sexuelle. Mais ils demeureront inconscients du «filtrage» qui s’est produit en eux." (Les Prodigieuses Victoires de la psychologie moderne, éd. Marabout, 1960)
L’explication du sifflement admiratif, est donnée par rapport à la théorie freudienne qui précise ce qui se passe dans le psychisme. Le désir sexuel est d’abord sollicité par la vue de la femme, car le désir "dort" dans l’inconscient qui en est un réservoir. Normalement, s’il laissait libre cours à son désir, l’homme "sauterait" sur la femme pour consommer ce désir. Mais cette libre consommation du désir qui ressort du principe de plaisir (loi qui gouverne les comportements) est freinée par une instance psychique qui a intégré les interdits sociaux et qui s’appelle le Sur-Moi. Cette instance morale empêche la libre expression du désir au nom d’un autre principe : le principe de réalité (si l’on fait comme cela, on risque une punition). Alors la pulsion primitive se transforme pour avoir une expression socialisée. Cette transformation est l’œuvre d’un autre mécanisme psychique interne, mécanisme de transformation de la pulsion appartenant aux mécanismes de défense du Moi qui est ici la sublimation. Cette dernière transforme la pulsion en un sifflement admiratif, expression socialement permise. L'explication donnée concerne donc un ensemble de processus entièrement internes au psychisme.
Reprenons l'interrogation sur la situation : "Une jeune femme passe devant un groupe d’hommes. L’un d’entre eux réagit en «sifflant d’admiration. Que se passe-t-il réellement ?"
En l’état de la description donnée de la scène, la compréhension de ce qui se passe est impossible. Le cadrage de l’observation est trop restreint. Il nous faut donc d’autres éléments d’enquête. Supposons que cela se passe en France en 1960. Dans quelle ville ? Dans quel quartier ? À quelle heure ? Y-a-t-il peu ou beaucoup de témoins de cette scène ? Quelles occupations ont ces témoins ? Qu'est-ce que ce groupe d'hommes ? Que font-ils là ? Quels sont leurs métiers et leurs âges par rapport à la jeune femme ? Comment est habillée la jeune femme ? Comment "passe-t-elle" devant ce groupe d'hommes : en marchant, en courant, en les regardant d'une manière provocante, avec une démarche bizarre ou titubante ... ? On comprend bien qu'en ayant une représentation plus précise du décor et des activités s'y déroulant, nous allons pouvoir apprécier différemment la raison d'être de ce sifflement.
Exemple de situation : Dans quelle ville ? À Cannes. Dans quel quartier ? Sur la croisette. À quelle heure ? A l'heure de l'arrivée des stars sur les marches du palais des congrès. Y-a-t-il peu ou beaucoup de témoins de cette scène ? Il y a une masse de photographes et une foule de badauds. Comment est habillée la jeune femme ? Dans une robe du soir d'un grand couturier. Comment "passe-t-elle" devant ce groupe d'hommes ? Elle prend la pose... Un des photographes siffle pour qu'elle le regarde alors qu'il va la photographier.
On pourrait imaginer bien d'autres conditions au déroulement de l'événement. À chaque fois ces conditions vont nous permettre de donner un sens au sifflement, de préciser les enjeux des personnages et de discerner les influences qui proviennent des éléments présents dans le contexte. On voit donc l'intérêt qu'il y a à penser à la situation.
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