Le management gâteau : point de vue systémique

Un petit pan de bureaucratie
Dans un ouvrage toujours d'actualité, Pierre Crozier et Frédéric Petibon nous disent : “s’il est un domaine où les clichés résistent à l’épreuve du temps et aux évolutions sur le terrain, c’est bien celui de la motivation des agents de la fonction publique... Le premier cliché est bien connu : à écouter nombre de responsables, on croit comprendre que nombre de leurs agents ne “sont pas tombés, quand ils étaient petits, dans la marmite de la potion magique de la motivation”, et que leur faible productivité et leur mental rigide, inapte à toute remise en cause, s’expliquent par leur naturel routinier autant que par les pesanteurs de l’administration. A cette première image s’en ajoute immédiatement une seconde : celle d’une fonction publique où l’on ne peut rien faire pour motiver les agents - comprenez financièrement- par opposition à un secteur privé où primes, promotions, voire menaces de licenciement seraient le pain quotidien... Trop souvent le seul objectif du management parait alors être la recherche de la satisfaction des collaborateurs. S’ils avaient plus de moyens, nombre de responsables s’attacheraient en effet à faire le bonheur de leurs collaborateurs, en leur donnant un travail plus motivant, une meilleure “reconnaissance” et en réduisant les contraintes bureaucratiques qui pèsent sur eux ...(ainsi donc, ces managers semblent penser que) faute de moyens, tout ce que l’on peut faire, c’est développer des relations conviviales et une ambiance agréable et s’attacher, chaque fois qu’on le peut, au “bien être” des agents pour assurer une motivation minimale... l’exemple caricatural et excessif de cette vision frileuse du commandement, c’est la “hiérarchie gâteau” qui dit bonjour dans le couloir, en espérant que ses collaborateurs s’en porteront mieux, tout en disant à qui veut l’entendre le pire mal de ces agents inadaptés aux nouveaux “besoins du service”. Ou encore le chef de bureau qui n’ose pas remettre en cause “les droits acquis” d’agents travaillant 30 heures par semaine grâce à des pauses sportives consenties par un prédécesseur aimable, même si, en raison de cette sous-productivité, des milliers d’agents sont payés en retard...”
Le système des relations
On peut donc tracer le système des relations qui s’établissent entre ces hiérarchiques et ces subordonnés dans l’administration.
Les supérieurs se disent : mes subordonnés ne travaillent pas ; mais je n’ai pas les moyens de les motiver ; donc, le seul moyen que j’ai d’intervenir sur eux, c’est de leur donner du bien-être, d’avoir de bonnes relations avec eux. Ainsi donc, parce que le cadre donne à ses subordonnés ces fameuses bonnes relations et ce fameux bien-être, il leur délègue son pouvoir. Ainsi est donc renforcé le manque de moyens (et de pouvoir) dont se plaint le cadre et est établi le premier cercle vicieux du renoncement de la hiérarchie à ses responsabilités de commandement.

Le système du “management gâteau”
Le piège de la hiérarchie "gâteau"
“Ces cadres (intermédiaires) expliquent souvent que s’ils travaillent de plus en plus, c’est qu’ils ne peuvent pas faire autrement : c’est à eux de “faire tourner la boutique”, d’assurer la continuité des missions entre des patrons déconnectés du quotidien et des collaborateurs souvent peu motivés qui se limitent à la contribution minimale qu’on peut leur demander. Ainsi, le premier élément du système d’interactions est-il : pour les cadres intermédiaires : je suis débordé et ils sont incapables. Les cadres prennent en charge les dossiers plutôt que de l’exiger de leurs collaborateurs déjà surchargés. En même temps, ils dénoncent l’archaïsme des règles de gestion des recrutements et des promotions des collaborateurs. Ils ne veulent pas exiger de leurs subordonnés qu’ils règlent les dossiers.
Les subordonnés ont pour système d’interactions avec les cadres, les interactions suivantes : je ne suis pas payé pour faire ce type de travail, je n’ai pas les moyens de faire ce type de travail... A l’interaction : “ils en sont incapables” du cadre, répond donc l’interaction retour des subordonnés : “je n’ai pas les moyens de faire ce travail” ou : “je ne suis pas payé pour ce travail...”. Dans ce système d’échanges, on ne sait pas qui commence. Mais le résultat est là, les cadres sont débordés mais prennent toujours de plus en plus de travail qu’ils n’osent pas donner et répartir à leurs subordonnés. Les subordonnés se plaignent de ne pas avoir les moyens de faire tout le travail et refusent le travail supplémentaire qu’on pourrait leur donner. Le système des relations est alors parfaitement symétrique”.
Du coté des cadres, on pourrait dire : “j’ai peur de commander et d’exiger” ; du coté des subordonnés, on pourrait dire : “j’ai peur de demander à être formé et de faire mes preuves”. Donc chacun, par son comportement, montre qu’il a peur d’une certaine incompétence. C’est ce que constate Pierre Crozier et Frédéric Petibon lorsqu’ils disent : “l’observateur extérieur, est pourtant surpris quand il entend les cadres se plaindre de cette situation. Comment ne pas avoir en effet l’impression qu’ils font tout pour être débordés ? Que leur surcharge de travail est liée à leur souci, incompréhensible apparemment, de tout savoir sur tous les dossiers de leur unité ? Et surtout que cette surcharge de travail est liée à un abandon de leur rôle hiérarchique...”. Il semble donc, nous disent ces auteurs, que la règle du jeu mis en place soit celle d’éviter tout conflit personnel entre les cadres et les agents.
A cette façon de poser le problème s’oppose, nous disent P. Crozier et F. Petibon, une toute autre façon de cadrer les choses. Au lieu de se focaliser sur l’homme (qui par nature n’est pas motivé : on retrouve la théorie Y de MacGrégor), ils recommandent de se préoccuper de la situation. Au lieu de croire que la hiérarchie est faite pour la recherche du bonheur des salariés, il faudrait penser que, commander, c’est d’abord exprimer des exigences de responsable. “La hiérarchie existe, disent-ils, pour faire faire ce qui ne se ferait pas en son absence : orienter les efforts des collaborateurs, s’assurer de la prise en compte des contraintes, de souhaits des clients, garantir le respect de normes, et parmi celles-ci, le contrat qui lie chaque collaborateur à un collectif”. La hiérarchie, disent ces auteurs, ne doit pas abandonner son rôle de formulation d’exigences. Sinon elle perd sa source essentielle de légitimité. Au lieu d’établir le système des relations que nous avons vu ci-dessus, Crozier et Petibon proposent que la hiérarchie mette en place un tout autre système.
La hiérarchie dirait : j’analyse avec mon subordonné les conditions de ses prestations de travail ; donc, je formule des exigences fondées en indiquant les orientations d’actions à prendre (j’oriente donc ses efforts, je pilote, j’investis mon rôle de manager). Je fixe à mon subordonné des référents ; donc, je le motive en lui indiquant ce qu’il doit faire. Ce faisant, la hiérarchie reprend son rôle et son pouvoir. Se centrant sur l’analyse de la situation du subordonné, elle lui indique non pas de travailler plus, mais de travailler autrement en lui donnant les orientations pour réaliser cet autre travail. Il faut rajouter à cette analyse que l’ensemble des cadres devrait avoir la même attitude. Si seuls quelques uns se conduisent comme nous venons de le voir, ils iront à l’échec, car, compte tenu du contexte ancien maintenu par les autres cadres, leurs actions seront interprétées comme des provocations destinées à enterrer la “paix sociale”.
Dans l’hypothèse favorable, “si ces collaborateurs vous disent : “non” ou trainent les pieds, ce ne sera pas en raison de leur “mental de fonctionnaire”, ce ne sera pas non plus seulement parce que vous ne leur aurez pas “demander gentiment”. Mais tout simplement parce que votre demande viendra remettre en cause l’équilibre qu’ils ont construit dans leur situation de travail et qu’ils estiment légitimes de défendre. Pour ne pas se bloquer, il faut comprendre le “non”, plus comme une position de négociation qui vise à trouver des aménagements, des contreparties, que comme une volonté de mettre en échec les objectifs de la hiérarchie. Dés lors, traiter la réaction négative d’un collaborateur comme la seule expression d’un comportement personnel à redresser revient très souvent à rentrer dans une logique de conflit de personnes, plus ou moins larvé, dont le responsable hiérarchique ressortira rarement vainqueur ...”. Ainsi donc, Crozier et Petibon nous montrent bien que comprendre le problème de la motivation, ce n’est pas penser en terme individuel, c’est penser ce qui se passe avec un cadrage large, dans une analyse de la situation.
Le primat de la situation
Nous voyons là, à l’œuvre, l’erreur du psychologisme, c’est-à-dire la trop grande centration sur les raisons intimes et personnelles des individus pour expliquer les phénomènes. Ce qui se passe au travail, dans une organisation, n’est pas tellement le fait des individus eux-mêmes que de l’ensemble de la situation de travail dans laquelle ils sont mis et du système des interactions auquel ils participent. Pour dépasser les blocages, il faudra donc chercher à comprendre les mécanismes et les relations qui interviennent dans les comportements au travail. Il faut analyser les comportements au travail à partir des situations professionnelles. “Il faut alors considérer que chaque agent est un stratège dans sa situation de travail. Il va tout naturellement viser à préserver ses avantages”.
Le cadre ou le manager doit donc formuler ses exigences après avoir fait l’analyse de la situation de travail (le système total des interactions dans lequel se trouve pris l’agent). “Chaque analyse de la situation permettra de formuler les avantages et les contreparties et les inconvénients de la situation... Après avoir formulé des exigences nouvelles, le manager pourra refaire avec les subordonnés une analyse en termes de nouveaux avantages et de nouvelles contreparties”.
Pierre Crozier et Frédéric Petibon, Fonctionnaires au quotidien. Les nouvelles pratiques des cadres de l’administration, éd. d’Organisation, 1993.
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