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Après le progrès, l'innovation à tout prix


Dans notre culture actuelle, l'innovation, sous toutes ses formes, est une injonction que l'on doit suivre. Cette obligation d'innover a remplacé l'idée de progrès, issue des Lumières, et qui a été mise à mal par son accaparement par le communisme des années staliniennes (Staline : « phare et guide de l'humanité progressiste ») et par la critique écologique liée aux "dégâts du progrès" (Le Club de Rome : The limits of growth, 1972). Désormais, tout devient innovation : un changement, une modification, une adaptation, une nouveauté, une transformation, une invention, une copie (benchmarking)... Si bien que l'on peut dire avec F. Fougerat : "Ras le bol d'entendre parler d'innovation à tous les étages sans jamais rien voir d'innovant" (Un manager au cœur de l'entreprise, 2017)

Le progrès

L'idée de progrès repose sur un ensemble de principes implicites que l'on peut formuler.

Le progrès est lié à la marche de l'humanité

Ce premier élément de la rhétorique du progrès apparait au 18ème siècle dans les écrits des philosophes. Pour Turgot, par exemple, dans le Tableau philosophique des progrès de l’esprit humain (1750), l’histoire de l’humanité est vue comme une marche vers l'avenir. Cette humanité ne peut pas rester statique : elle va vers son avenir. Il y a forcément des forces internes qui la poussent vers l'avant. Il y a des peuples qui marchent devant et des peuples qui sont à la traine. Ils ne marchent pas tous du même pas sur "la route qui leur est tracée"

La marche de l'humanité se fait vers le perfectionnement

Ce deuxième élément de la rhétorique du progrès est lié au premier. La marche vers l'avant se fait vers un horizon, donc toujours repoussé, d'améliorations incessantes. Le progrès est vu comme une succession permanente d'améliorations en tout genre : techniques, intellectuelles et humaines. Cette idée de perfectionnement est posée comme une donnée universelle, comme un fait évident de nature. Par ailleurs, il y a des peuples qui s'arrêtent et qui sont bloqués par divers incidents et des peuples qui améliorent sans cesse leur destin.

Les progrès faits amènent d'autres progrès.

Ce troisième élément de la rhétorique introduit une dynamique perpétuelle dans la marche de l'humanité vers le meilleur. Si l'humanité « marche » incessamment vers un horizon de perfectionnement plus grand, tout progrès réalisé est annonciateur d'un autre progrès. "Les progrès amènent d’autres progrès et, de ce fait, l’inégalité des nations augmente". La philosophie du progrès du siècle des lumières "confère un sens à l’histoire qui est celui de l’accroissement continu de la vérité, de la raison et du bonheur".

Le progrès est essentiellement recherché par les gens de gauche

Dans les temps modernes, l'idée de progrès a plutôt été portée par les gens de gauche ("offrir aux ouvriers des conditions de vie dignes de la richesse produite par les nouveaux moyens techniques"), qui s'opposaient ainsi aux "réactionnaires" (préserver l'exploitation coloniale des richesses et la domination des riches). Mais cet accaparement politique de l'idée de progrès a largement affaibli sa portée puisque des gens issus d'une droite dite "libérale" s'en réclamaient aussi.. Cette idée a été progressivement remplacée par l'idée d'innovation.

L'innovation

L'idée d'innovation repose elle aussi sur un ensemble de principes implicites que l'on peut formuler.

L'innovation est la création d'une solution nouvelle largement diffusée

"Ce n'est pas en améliorant la bougie qu'on a inventé l'ampoule électrique", dit le proverbe qui illustre l'idée d'innovation et qui introduit l'idée de "saut qualitatif" entre une solution ancienne et la solution innovante. On voit qu'une innovation est construite sur une invention qui devient ensuite une réponse technique générale au problème de l'éclairage, solution adoptée par toute la société. L'innovation est donc un processus intellectuel abstrait, puis technique concret, qui permet de créer et de mettre en œuvre une solution nouvelle en réponse à un besoin ou à un problème social, organisationnel ou individuel.

L'innovation est devenu le moteur de la machine économique

La montée en charge de l'idée d'innovation est liée à la crise économique des années 70. Après les chocs énergétiques de 1973 et de 1979, il faut absolument trouver un moyen de relancer la machine économique. Il apparaît alors aux industriels et aux politiques que la recherche et l’innovation sont à considérer comme un moteur des stratégies industrielles et technologiques de relance. C'est alors que : "ce qu’il est convenu d’appeler « l’économie de l’innovation », devient le sous-bassement d’une mutation technologique et économique de grande ampleur au sein des économies industrialisées (Egizio Valceschini, L'invention de l'innovation). Dans un pays comme la France, dépourvu de ressources énergétiques, (on n'a pas de pétrole), le discours sur le potentiel d’innovation (mais on a des idées), redonne espoir.

L'innovation va réparer les dégâts du progrès

À la fin des années 1970, les « dégâts du progrès » sont pointés par le Club de Rome, questionnant fortement l’idéal de productivité. En 1977, Dominique Wolton, dans son ouvrage : "Les dégâts du progrès" dresse un bilan catastrophique : "L’envers du progrès technique. Nucléaire, chimie, informatique, forêt, télécommunications... Un travail morcelé, de moins en moins intéressant. Une division sociale qui s’accroît. Du bureau à l’usine... les travailleurs s’interrogent sur les transformations qui bouleversent leur manière de travailler, de vivre et de penser. Tout cela pour qui ? Pour quoi ? Pour aller où ?". En conclusion, il ne faut plus laisser le "progrès" aller, comme il le veut, de l'avant. Il faut contrôler les choses. On pense alors que les innovations issues de la recherche scientifique vont être plus contrôlées, plus propres, plus écologiques, plus humaines... Le pouvoir de piloter la société sur les chemins de l'avenir doit revenir aux scientifiques.

L'innovation est une affaire de volonté

Autant le progrès était inscrit dans la nature des choses et allait de soi, autant l'innovation est l'affaire de réflexions et de décisions particulières. L'innovation est le fruit d'une initiative. Dans les années 1970, un lien est établi, entre innovation, libéralisme économique et initiative des entrepreneurs, en référence à l’idée « de création destructrice » de Joseph Schumpeter. Par ailleurs, des groupes de réflexion, autour du pouvoir pompidolien, réfléchissent à la question de l’innovation et mettent en avant la nécessité que cette innovation devienne le pivot de toute politique économique recherchant l’augmentation de la productivité, la compétitivité et l’équilibre de la balance commerciale. La nécessité du volontarisme industriel de l’Etat, s’impose alors. En 2018, par exemple, la filiale "CNRS Innovation" du CNRS dispose de 100 millions de "fond d'amorçage" pour transférer vers des start-up, les technologies innovantes qui naissent dans les 1114 laboratoires de ce centre de recherche.

L'innovation est issue de la recherche et des résultats scientifiques

En 1966, la conférence des ministres de la Science des pays membres de l’OCDE, insiste déjà sur l’idée d’innovation liée à la science. "...la recherche scientifique ne prime plus en tant que telle, mais c’est alors la capacité à transformer les résultats scientifiques en innovations qui devient centrale et doit être l’objet du soutien des politiques publiques" (Egizio Valceschini, L'invention de l'innovation). Au niveau national et international, pour donner un élan puissant à une mutation économique, le triptyque gagnant science/innovation/croissance est affirmé par l’éminent économiste Keith Pavitt de la direction des affaires scientifiques de l’OCDE. En France, en 1979, le ministre de l'Industrie et celui de la Recherche signent un communiqué de presse qui énonce que : l’innovation « constitue un des facteurs essentiels de réadaptation de l’économie française aux nouvelles conditions du monde. (…) c’est par l’adaptation et par l’innovation que la France sortira de la crise. L’innovation exige aussi le développement et le maintien d’un secteur de recherche de qualité, dont il faut veiller à l’interpénétration étroite avec le secteur productif.»

Tous innovateurs et start-upeurs
Si le progrès était une force indifférenciée et collective qui portait l'avancée civilisatrice des sociétés occidentales, l'innovation est le résultat d'une intervention humaine volontariste -réflexive et technique- portée par la science et la technologie. Avec l'idée d'innovation, on s'est aussi débarrassé de l'idée de "dégâts" liés aux impacts des réalisations mises en œuvre. On commence à peine, désormais, à étudier les risques et les dérives liés aux usages des innovations informatiques.
L'innovation prend des formes très différenciées : elle est "de rupture" ou "incrémentale", elle est "rétro-innovation" ou "de technologie avancée", elle est "transformatrice" ou "cumulative", elle est "commerciale" ou "managériale", "de produit" ou "de service", "de procédé" ou "organisationnelle", "architecturale" ou "de synthèse"...
Conclusion
L'innovation est devenue un vaste mécano qui s'applique à tous les domaines et à toutes les réalisations. Autant le progrès était une force qui échappait à la volonté explicite des hommes et résultait des retombées des avancées techniques et industrielles ; autant l'innovation est un résultat qui découle de méthodes de réflexion et de recherche dirigées (Théorie CK, Management de projet par enjeux, Design Thinking, Lean Startup, Business Model Canvas, Lean Canvas...). Chacun, à la place qu'il occupe, peut donc utiliser une de ces méthodes pour innover et, dans le prolongement, fonder sa "start-up" avec son idée innovante. On voit ainsi comment l'innovation s'imbrique parfaitement dans l'individualisme contemporain et le renforce. La start-up, fondée par un individu épris de liberté et de réussite, est la partenaire indissociable de l'innovation.
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