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Eloge culturel du Smartphone dans ses usages privés


Les sociologues des années 1960 avaient montré que l'automobile était l'objet culte du 20ème siècle qui symbolisait toutes les aspirations des populations. L'auto représentait la liberté, la fuite des contraintes des villes, la réussite matérielle, la distinction sociale, un potentiel de consommation... L'automobile allait jusqu'à fournir implicitement une image valorisée de l'ego de son propriétaire. Les temps ont changé. Les machines qui interpellent, attirent et font rêver sont de moins en moins des machines mécaniques. Ce sont désormais des outils électroniques et informatiques. Au premier rang de ces nouveaux objets transitionnels, captant les espérances humaines, on trouve les Smartphones. Ces téléphones portables aux multiples fonctionnalités sont l'objet des nouvelles addictions car ils correspondent largement aux valeurs culturelles occidentales de notre temps.

1- L'origine des jugements de valeur

Ce qui a de la valeur prend cette valeur par rapport à un référentiel de jugement. La valeur est une signification donnée aux éléments du monde qui sont évalués avec ce référentiel. Le jugement est une donation de signification du genre : « ceci est bien », « ceci est beau », « ceci est bon ». Ces significations ne reposent pas au plus profond des actes et des choses. Ces significations sont des constructions intellectuelles que les hommes font spontanément en ayant, en arrière-plan de leur pensée, une table de valeurs, de normes, d’enjeux et de positionnement, table a priori acceptée par eux. Une signification émerge toujours d’une mise en relation de quelque chose avec cet arrière-plan évaluatif.

Si l’on change le référentiel, l’action ou la chose jugée, prendront des valeurs différentes. Que l’on pense aux référentiels culturels différents que les différents peuples possèdent. Ces référentiels leur font « voir les mêmes choses » tout à fait différemment. Un oriental musulman, ne jugera pas de la même manière qu’un occidental chrétien, une soi-disant : « belle publicité pour un sous- vêtement féminin ».

Il est intéressant d’expliciter notre référentiel culturel contemporain et d’essayer ensuite de nous en servir pour évaluer un objet emblématique de notre société actuelle : le Smartphone.

2- Le référentiel contemporain dominant

L’accord des penseurs actuels se fait largement sur ce référentiel. Il est composé d’une vulgate des grandes idéologies dominantes de notre temps : l’individualisme, le libéralisme, le matérialisme et le relativisme. Il compose le fond culturel de la quasi-totalité des individus appartenant au monde culturel occidental.

Valeurs, normes de conduite, enjeux, positionnement issues des idéologies contemporaines dominantes

Individualisme

Valeurs

  • L’individu lui-même (rejet de la collectivité)

  • Le bien-être personnel

Normes

  • Il faut faire ce qui me plait

  • Il ne faut pas tenir compte des autres

  • Il faut rechercher son bonheur personnel

  • Il faut vivre pour soi-même uniquement

Enjeux

- Ne pas avoir à tenir compte des autres

- Privilégier sa propre personne

- Trouver son bonheur personnel

Positionnement

- Seul face aux autres

Libéralisme

Valeurs

  • Liberté (rejet des contraintes et des règles)

  • L’autonomie personnelle

  • La valorisation personnelle

Normes

- Il faut refuser les contraintes

- Il faut défendre la liberté des uns et des autres contre toutes les contraintes sociales,

morales…

Enjeux

- Échapper à toutes contraintes

- S’imposer face aux autres

Positionnement

- Autonome et sans contraintes

Matérialisme

Valeurs

  • Le primat des causes matérielles

  • La nature (par opposition aux idées)

  • La réussite à travers les avoirs

Normes

- Il faut rejeter les émotions,

- Il faut réussir à travers les possessions de biens, de pouvoir.

- Il ne faut pas attacher d’importance aux idées

Enjeux

- S’affirmer par ses possessions technologiques

- S'affirmer par la maîtrise des outils techniques

Positionnement

- Existant par ses avoirs

Relativisme

Valeurs

  • Le scepticisme (il n’y a pas de vérité)

  • La critique de tout ce qui est établi

  • Le désengage-ment

Normes

- Il faut considérer que tout se vaut

- Il faut défendre son jugement qui a autant de valeur que celui de tout autre

- Il ne faut pas s’engager (sauf pour soi-même)

Enjeux

- Rester détaché des idées et des êtres

- Garder sa liberté de pensée et de jugement

Positionnement

- Désengagé et critique

Par sa force, ce référentiel rend impossible l’existence d’autres valeurs et normes : le respect de l’autorité (qui exige que l’on accepte un autre plus légitime et que l’on respecte des contraintes) ; la civilité (qui exige que l’on tienne compte des autres) ; l’affabilité (pour la même raison, remplacée par l’agressivité du fait de l’extension de la sphère privée -territoire identitaire- au domaine des habitudes culturelles). La loyauté, ne peut, non plus, y trouver sa place : être loyal, en rapport avec ce référentiel, cela fait réactionnaire car désormais il faut savoir s’affirmer et être indépendant. La solidarité, par exemple encore, ne peut être qu’une tactique momentanée, utilisée pour servir des intérêts matériels et individuels...

3- Le bon et le bel objet, créateur des gens de bien

De nouvelles machines technologiques et individuelles deviennent -en dehors des usages professionnels, précisons-le- les symboles du bon matériel permettant d'accéder au beau et permettant de faire le bien. Il s’agit évidemment de la vaste gamme des outils informatiques nomades dont le Smartphone est le parangon. Ces outils informatiques et leur usage répondent à toutes les valeurs, normes et enjeux de notre référentiel.

Ils positionnent leurs possesseurs comme des gens bien, largement au-dessus des autres, sachant jouir de leur liberté, riche des potentialités de découverte d'un monde augmenté que leur offre leur savoir-faire manipulatoire. Ils n'ont pas besoin des autres personnes de leur environnement : ils sont absorbés dans leurs échanges ou dans leurs recherches plus importantes que tout. Ils apparaissent aussi comme des gens avisés et critiques, sachant choisir parmi la multiplicité des choix auxquels ils peuvent se connecter.

Les applications que les propriétaires de ces objets techniques ont téléchargées répondent à leur souci de bien-être personnel. Les uns, par exemple, veulent faire des rencontres de personnes inconnues, mais libres comme eux ; les autres veulent savoir, en passant devant les magasins, si une marchandise présente peut les intéresser... En jouant de ces diverses applications, ils cultivent leur sentiment de liberté et leur positionnement d'évaluateur critique des personnes et des choses qui les entourent.

Un bon nombre des applications que les propriétaires de ces outils ont intégré sont des applications dites de communication et d'échange social. Ils ont accès, en live, aux différents réseaux sociaux auxquels ils participent. L'immédiateté de leurs réactions remplace d'ailleurs leur véritable engagement. Ils peuvent, à tout moment, faire valoir leur intéressante activité et envoyer des photos des lieux ou des événements exceptionnels qu'ils côtoient. Ils peuvent aussi faire valoir leur opinion critique sur tous les événements dont ils prennent superficiellement connaissance à travers ces mêmes réseaux sociaux. Pour positionner leur identité forte, il est de bon ton qu'ils y montrent, agressivement ou ironiquement si possible, leur détachement et leur scepticisme.

Un Smartphone est un outil dont on ne se sépare pas. Sa perte est une catastrophe : le monde virtuel auquel il rattache profondément fait tout d'un coup défaut. L'identité imaginaire de son propriétaire chancelle. Le Smartphone est normalement toujours à portée de la main. Ne pas le couper et répondre à ses moindres sollicitations, c'est montrer que l'on veut et que l'on peut s'échapper des contraintes sociales de la situation présente, c'est privilégier son monde personnel et sa liberté par rapport à toute autre chose. Montrer les dernières applications que l'on a téléchargées et montrer sa dextérité à les faire fonctionner, remplacent toutes les conversations classiques faites d'écoute et de compréhension des autres. Dans le référentiel des valeurs contemporaines, l'autre, comme nous l'avons vu, ne compte pas. Ce qui est important c'est de se valoriser.

Le Smartphone est aussi désormais un portfolio et un album photo ambulant personnel. Chacun peut exhiber ses photos ou ses vidéos pour attirer l'intérêt des autres et susciter leur admiration. Chacun peut, a contrario, se retrancher du monde ambiant et se repasser à l'infini les images qui fondent, pour lui, la valeur de sa vie personnelle et de son plaisir. Avec ces deux usages, le Smartphone est évidemment un important vecteur du narcissisme qui s'insère complètement dans l'individualisme contemporain.

Les multiples possibilités de connexion offertes par l'appareil muni de ses applications offrent la sensation d'une omniprésence aux éléments infinis du monde. On prend connaissance, on juge, on réagit ou non et on passe à autre chose. C'est une manière de rester désengagé, critique et de se situer au-dessus de la mêlée. C'est aussi une manière de montrer sa liberté et son détachement des contraintes de la vie réelle. Cette fragmentation ludique de la vie mentale a une similitude avec les jeux de "vertige" (Ilinx) catégorisés par Roger Caillois. Dans ce type de jeux, nous dit le sociologue, il y a une recherche d'une sorte d'étourdissement ou d'hypnose pour anéantir la réalité. Nier la réalité, nous avons vu que c'est un des enjeux du relativisme.

Le Smartphone est un outil qui permet d'ouvrir, où que l'on soit et à tout moment, toutes les fenêtres que l'on désire sur les diverses réalités proches ou lointaines du monde. On peut être partout à la fois, hors des contraintes des rencontres réelles. Le monde entier est disponible. Et tout ce qu'il montre, grâce à la mise à distance des sensations corporelles directes, prend une même valeur édulcorée et teintée de neutralité. L'outil renforce donc constamment les valeurs des idéologies libéraliste, matérialiste et relativiste.

Conclusion

Le Smartphone et les objets connectés qui lui ressemblent sont désormais les objets cultes du 21ème siècle. Ils symbolisent toutes les aspirations des populations, lesquelles sont largement dépendantes d'ailleurs des idéologies latentes de notre temps.

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